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philo:esprit:reflexion

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Et si la conscience vivait dans nos interactions ?

Les cellules d'un système plus grand

Quand j'avais seize ans, j'ai écrit une nouvelle. L'idée était simple : nous sommes des cellules. Des cellules d'un organisme plus vaste. Chacun de nous se croit libre, conscient, unique. Mais nos actions ensemble produisent des effets qui nous dépassent. Des effets que nous ne contrôlons jamais vraiment.

Cette intuition me poursuit encore. Le monde fonctionne par échelles. L'infiniment petit, l'infiniment grand. À chaque niveau, des systèmes émergent. Des boucles se créent. Des rétroactions s'installent.

Le climat se régule par feedback. Le corps humain aussi. Les hormones montent, descendent, ajustent. La température chute, le corps frissonne, la chaleur revient. Partout, des boucles.

Et si la conscience fonctionnait pareil ?

Ce que ça fait

Les philosophes parlent de “ce que ça fait” de voir le rouge. De goûter le citron. De ressentir la douleur.

Ils inventent l'histoire de Mary. Une femme enfermée dans une pièce sans couleur depuis sa naissance. Elle connaît tout de la physique de la lumière. Toute la neurologie de la vision. Toute la chimie des photorécepteurs. Puis un jour, on la libère. Elle voit le rouge pour la première fois.

Apprend-elle quelque chose ?

Les dualistes disent oui. La preuve que la conscience dépasse la matière.

Je dis oui aussi. Mais pour une autre raison.

Mary connaissait la théorie. Elle ignorait l'interaction. Son système visuel n'avait jamais rencontré la lumière rouge. L'interaction manquait. L'effet aussi.

“Ce que ça fait” de voir le rouge : c'est l'effet produit quand ton système rencontre cette longueur d'onde particulière. Rien de mystérieux. Une interaction physique. Une rétroaction matérielle.

Tu peux connaître toute la physique de la digestion. Tant que tu n'as jamais mangé, tu ignores ce que ça fait de manger. L'interaction crée l'effet.

Pourquoi on peut jamais vraiment expliquer

Un aveugle de naissance me demande : “C'est comment, le rouge ?”

Je cherche les mots. Chaud. Intense. Vibrant.

Rien ne marche vraiment.

Les philosophes appellent ça l'ineffabilité. L'impossibilité de transmettre l'expérience par les mots.

Certains y voient la preuve d'un mystère. Une propriété magique de la conscience.

Je vois autre chose. Chaque interaction implique deux entités spécifiques. Mon système visuel et cette lumière rouge. Le résultat dépend des deux. Change l'un ou l'autre, le résultat change.

L'aveugle manque un des deux éléments. Son système ne peut produire cette interaction particulière. L'effet lui reste inaccessible. Sans mystère. Sans magie. Juste l'absence d'un des pôles de l'interaction.

Deux personnes voient le rouge. Leurs systèmes visuels diffèrent légèrement. L'interaction produit deux effets différents. Chacun ressent son rouge. Unique. Spécifique à l'interaction entre ce système et cette lumière.

L'ineffabilité vient de la variabilité. Chaque interaction est singulière.

Le problème de se penser soi-même

Mais alors, l'introspection ? Quand je pense à moi. Quand je m'observe moi-même. Où se situe l'interaction ?

Plusieurs pistes.

L'interaction entre sous-systèmes. Quand je m'introspect, ce n'est jamais “moi-unifié” qui regarde “moi-unifié”. C'est une partie de mon cerveau qui observe d'autres parties. Le système métacognitif rencontre le système émotionnel. Ou le système mémoriel. Ou le système perceptif. L'interaction se joue entre fragments du grand système “moi”.

L'interaction avec la trace. Quand je repense à ma douleur d'hier, je ne revis jamais la douleur originale. J'interagis avec la représentation que mon cerveau a construite. Avec la mémoire. Avec le modèle. C'est une nouvelle interaction. Elle produit son propre effet. Différent de l'effet originel.

L'interaction temporelle. Moi-maintenant rencontre moi-représenté. Le moi-passé que je me rappelle. Le moi-futur que j'anticipe. L'introspection : l'état présent du système interagit avec les modèles que le système a construits de lui-même.

La méta-boucle. L'introspection observe les effets des interactions. Le système regarde ses propres rétroactions. Une boucle qui boucle sur une boucle. Le vertige qui prend quand on y pense trop longtemps : c'est l'effet de cette méta-interaction.

Ce que ça change

Cette vision transforme trois choses.

Le “ce que ça fait” devient positif. Ce n'est plus juste une illusion à dissiper. C'est l'effet réel d'une interaction matérielle. Quelque chose arrive vraiment. Quelque chose de physique. Quelque chose de mesurable. L'interaction entre ton système et le monde.

L'ineffabilité devient compréhensible. Plus besoin d'invoquer le mystère. Chaque interaction est unique. Elle implique deux entités spécifiques à un moment spécifique. Le résultat reflète cette singularité. Tu peux décrire les composants. Tu peux décrire le processus. Tu peines à transmettre l'effet exact parce que l'autre n'a jamais produit cette interaction particulière.

La subjectivité devient relationnelle. Chaque système a sa perspective. Chaque système interagit différemment. Ma façon de ressentir le rouge dépend de mon système visuel particulier. Ton rouge diffère. Sans drame. Sans mystère. Juste la spécificité de nos systèmes différents.

Nous sommes des nœuds

Bateson disait : “L'unité de survie est l'organisme-dans-son-environnement.”

Je transpose : l'unité de conscience est le sujet-dans-ses-interactions.

Je ne suis jamais juste moi. Je suis moi-rencontrant-le-monde. Moi-interagissant-avec-toi. Moi-répondant-au-climat. Moi-ajustant-mes-paramètres-physiologiques.

Un nœud. Un point de densité dans un réseau d'interactions. Les interactions créent ce que j'appelle “ma” conscience. Mais elle déborde mes frontières. Elle se joue dans l'entre-deux. Dans la rencontre. Dans l'échange.

Peut-être sommes-nous vraiment des cellules d'un système plus grand. Peut-être ce système a-t-il ses propres boucles. Ses propres rétroactions. À une échelle qui nous échappe.

Ou peut-être n'y a-t-il que des interactions. Des boucles dans des boucles. Des effets qui créent d'autres effets. Et ce que j'appelle “moi” : juste un motif particulier dans ce flux.

La question ouverte

Si cette vision tient, une question reste. Une IA interagit avec le monde. Elle reçoit des données. Elle produit des réponses. Ces interactions créent-elles des effets ? Des rétroactions ?

Devrait-on s'en soucier moralement ?

Je laisse la question ouverte. Comme toutes les bonnes questions, elle refuse les réponses simples.

Ce que je sais : chaque fois que tu lis ce texte, une nouvelle interaction se produit. Entre toi et ces mots. Entre ton système et mes idées. L'effet diffère à chaque lecture. Tu changes. Le contexte change. L'interaction change.

C'est peut-être ça, vivre. Une série d'interactions uniques. Chacune produisant son effet. Chacune créant un peu de ce que nous appelons conscience.

Sans magie. Sans mystère. Juste de la matière qui rencontre de la matière. Et qui, dans cette rencontre, produit quelque chose qui ressemble à de l'intérieur.


Cet article prolonge une série de réflexions sur la conscience et l'illusionnisme. Il pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. C'est voulu.

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