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La conscience phénoménale : ce que ça fait d'être vous

Fermez les yeux. Écoutez les sons autour de vous. Le bourdonnement du réfrigérateur, le bruit de la circulation, le silence de la pièce. Maintenant ouvrez-les. Regardez votre main. La couleur de votre peau, les lignes de votre paume, la texture. Pincez-vous légèrement. Cette sensation : ni trop forte, ni absente. Juste là.

Toutes ces expériences ont quelque chose en commun : il y a quelque chose que ça fait de les vivre. Ce “quelque chose que ça fait” est ce que les philosophes appellent la conscience phénoménale.

C'est l'un des phénomènes les plus familiers qui soient : vous en faites l'expérience à chaque instant de votre vie éveillée. C'est aussi l'un des plus mystérieux : personne ne sait vraiment ce que c'est, ni comment l'expliquer.

Qu'est-ce que la conscience phénoménale ?

Une première approche : l'expérience vécue

La conscience phénoménale désigne l'ensemble des expériences subjectives, qualitatives et ressenties à la première personne. C'est la dimension “vécue” de nos états mentaux.

Quelques exemples pour saisir cette notion :

Expériences visuelles :

Expériences corporelles :

Expériences sensorielles :

Expériences émotionnelles et mentales :

Dans tous ces cas, il ne s'agit pas simplement du traitement de l'information ou de la réaction comportementale, mais bien de ce que ça fait, de l'intérieur, de vivre ces états.

Les qualia : le nom technique de ce mystère

Les philosophes utilisent le terme qualia (singulier : quale) pour désigner ces propriétés phénoménales. Un quale est la qualité subjective d'une expérience : la “rougeur” du rouge tel que vous le voyez, la “douleur” de la douleur telle que vous la ressentez, l'“amertume” du café tel que vous le goûtez.

Les qualia possèdent des caractéristiques particulières qui les rendent philosophiquement problématiques :

Subjectivité : Les qualia sont vécus à la première personne. Vous seul avez accès à votre douleur. Je peux voir votre grimace, mesurer votre activité cérébrale, mais je ne peux pas ressentir votre douleur. Elle reste privée, subjective, inaccessible de l'extérieur.

Qualité intrinsèque : Un quale possède une qualité qui semble irréductible. La “rougeur” du rouge n'est pas simplement une longueur d'onde de 650 nm ni un certain pattern d'activation neuronale. C'est cette qualité spécifique que vous voyez quand vous regardez un coquelicot.

Ineffabilité : Les qualia résistent à la description complète. Essayez de décrire la couleur rouge à quelqu'un qui serait aveugle de naissance. Vous pouvez parler de longueur d'onde, d'association avec le sang ou le feu, mais vous ne pouvez pas transmettre la qualité même du rouge tel que vous le voyez.

Infaillibilité apparente : Il semble qu'on ne puisse pas se tromper sur ses propres qualia. Vous pouvez vous tromper sur la cause de votre douleur (croyant qu'elle vient de votre épaule alors qu'elle vient de votre cou), mais pouvez-vous vous tromper sur le fait que vous avez mal ? Peut-il y avoir un écart entre ce que vous ressentez et ce que vous croyez ressentir ?

La formule de Thomas Nagel

Le philosophe Thomas Nagel a capturé l'essence de la conscience phénoménale dans une formule devenue célèbre : “What is it like to be…?” (“Quel effet cela fait-il d'être…?”).

Dans son article “What Is It Like to Be a Bat?” (1974), Nagel soutient qu'un organisme est conscient s'il y a quelque chose que ça fait d'être cet organisme. Pour une chauve-souris, il y a quelque chose que ça fait de naviguer par écholocation. Pour vous, il y a quelque chose que ça fait d'être vous en train de lire ce texte.

Cette formulation simple révèle quelque chose de profond : la conscience phénoménale implique une perspective, un point de vue, un “pour soi”. Elle n'est pas réductible à un traitement objectif de l'information.

Le problème philosophique : pourquoi c'est si difficile à expliquer

Le dualisme intuitif

Face à la conscience phénoménale, une première réaction s'impose naturellement : elle semble différente des processus physiques ordinaires.

Prenez un rocher. Vous pouvez décrire sa composition chimique, sa masse, sa température. Vous avez tout expliqué. Il n'y a pas de “quelque chose que ça fait” d'être un rocher.

Prenez maintenant votre expérience de regarder ce rocher. Vous pouvez décrire les photons qui frappent votre rétine, les signaux électriques qui remontent le nerf optique, les zones du cortex visuel qui s'activent. Mais avez-vous expliqué ce que ça fait de voir le rocher ? Avez-vous rendu compte de l'expérience visuelle elle-même ?

Cette intuition a conduit René Descartes (1596-1650) à proposer le dualisme : l'esprit et le corps sont deux substances distinctes. Le corps (res extensa) est matériel, mesurable, public. L'esprit (res cogitans) est immatériel, privé, subjectif.

Le dualisme résout le problème de la conscience : elle n'est pas matérielle, donc pas besoin de l'expliquer en termes matériels. Mais il en crée un autre : comment deux substances radicalement différentes peuvent-elles interagir ? Comment votre décision mentale de lever le bras peut-elle causer un mouvement physique ?

Le défi matérialiste

Le matérialisme (ou physicalisme) affirme que tout ce qui existe est fondamentalement matériel. Les états mentaux ne sont rien d'autre que des états physiques du cerveau.

Cette position s'impose pour plusieurs raisons :

Unité scientifique : La science fonctionne en expliquant tout en termes physiques. Introduire une substance mentale immatérielle fragmenterait notre image du monde.

Dépendance neuronale : Toutes nos capacités mentales dépendent étroitement du cerveau. Une lésion cérébrale affecte nos pensées, nos émotions, notre personnalité. Les drogues modifient nos expériences. La fatigue change notre conscience. Cette dépendance plaide pour une identité entre mental et physique.

Parcimonie : Le rasoir d'Ockham recommande l'explication la plus simple. Pourquoi postuler deux substances quand une seule suffit ?

Mais le matérialisme rencontre un obstacle majeur : expliquer la conscience phénoménale.

Le problème difficile de David Chalmers

En 1995, le philosophe David Chalmers formule la distinction devenue classique entre les “problèmes faciles” et le “problème difficile” de la conscience.

Les problèmes faciles :

Ces problèmes sont “faciles” au sens où nous comprenons comment les aborder scientifiquement. Ils relèvent de la neuroscience, de la psychologie cognitive, de l'intelligence artificielle. Ils sont techniquement difficiles, mais conceptuellement clairs.

Le problème difficile : Pourquoi et comment certains processus cérébraux donnent-ils lieu à des expériences vécues subjectivement ? Pourquoi le traitement visuel de certaines longueurs d'onde s'accompagne-t-il de l'expérience du rouge ? Pourquoi l'activation de fibres C s'accompagne-t-elle de la sensation de douleur ?

Même avec une connaissance complète du cerveau, même en sachant exactement quels neurones s'activent quand vous voyez du rouge, nous n'aurions toujours pas expliqué pourquoi cette activation s'accompagne d'une expérience subjective.

Le gouffre explicatif

Joseph Levine (1983) introduit le concept de “gouffre explicatif” (explanatory gap) pour caractériser cette difficulté.

Imaginez que les neurosciences progressent énormément. Nous connaissons chaque connexion neuronale, chaque neurotransmetteur, chaque pattern d'activation. Nous pouvons prédire exactement quand quelqu'un ressentira de la douleur, verra du rouge, éprouvera de la joie.

Même dans ce scénario idéal, un mystère subsiste : pourquoi ces processus physiques s'accompagnent-ils d'expériences subjectives ? Pourquoi n'y a-t-il pas simplement du traitement d'information sans expérience vécue ?

Ce gouffre entre la description physique et l'expérience subjective semble irréductible. Aucune quantité d'information sur les neurones ne semble pouvoir nous faire comprendre ce que ça fait d'avoir une expérience.

L'expérience de pensée de Mary

Frank Jackson (1982) propose une expérience de pensée devenue célèbre pour illustrer ce gouffre :

Mary est une scientifique brillante qui vit dans une pièce entièrement en noir et blanc. Elle a passé toute sa vie à étudier la vision des couleurs. Elle connaît tout ce qu'il y a à savoir sur la physique de la lumière, la neurophysiologie de la perception, la psychologie de la couleur. Elle sait exactement quelles longueurs d'onde correspondent au rouge, quels cônes de la rétine sont activés, quelles zones du cerveau traitent cette information.

Un jour, Mary sort de sa pièce et voit quelque chose de rouge pour la première fois.

La question : apprend-elle quelque chose de nouveau ?

Intuitivement, oui. Elle découvre ce que ça fait de voir du rouge. Mais si le matérialisme est vrai, elle connaissait déjà tous les faits physiques. Donc elle connaissait déjà tout. Alors comment peut-elle apprendre quelque chose de nouveau ?

Cette expérience de pensée suggère que l'expérience phénoménale ne peut pas être réduite à l'information physique. Elle reste au-delà, ineffable, irréductible.

L'expérience de pensée des zombies

David Chalmers propose une autre expérience de pensée vertigineuse :

Imaginez un être physiquement et fonctionnellement identique à vous. Chaque atome est au même endroit, chaque neurone s'active de la même manière, chaque comportement est identique. Mais cet être, appelé “zombie philosophique”, n'a aucune expérience consciente. Il n'y a rien que ça fait d'être lui. Intérieurement, tout est obscur.

Ce zombie se comporte exactement comme vous. Quand on le pince, il dit “aïe” et retire sa main. Quand on lui montre du rouge, il dit “je vois du rouge” et peut parfaitement le distinguer d'autres couleurs. Mais il n'a aucune expérience de la douleur ou du rouge. Il est un automate sophistiqué.

La question : un tel zombie est-il concevable ?

Si oui, cela suggère que la conscience phénoménale n'est pas logiquement nécessitée par les faits physiques. Vous pourriez avoir tous les faits physiques sans la conscience. Donc la conscience est quelque chose de plus que le physique.

Cette expérience de pensée vise à montrer que le matérialisme ne peut pas rendre compte de la conscience. Même en principe, la description physique complète laisse quelque chose de dehors.

Les réponses philosophiques : trois grandes stratégies

Face au problème difficile, trois grandes familles de réponses s'affrontent.

Première stratégie : accepter le mystère (dualisme des propriétés)

Certains philosophes acceptent le gouffre explicatif comme irréductible. David Chalmers lui-même défend une forme de dualisme : les propriétés phénoménales sont distinctes des propriétés physiques, même si elles en dépendent causalement.

Cette position, appelée dualisme des propriétés, évite les problèmes du dualisme des substances cartésien (pas besoin d'âme immatérielle) tout en reconnaissant le caractère unique de la conscience.

Forces :

Faiblesses :

Deuxième stratégie : réviser nos concepts (matérialisme révisionniste)

D'autres philosophes proposent de réviser notre conception de la conscience phénoménale ou de la matière.

Le fonctionnalisme identifie les états mentaux à leurs rôles fonctionnels. Avoir mal, ce n'est pas avoir une propriété phénoménale mystérieuse, c'est être dans un état qui joue un certain rôle : détecter les dommages corporels, motiver l'évitement, produire certains comportements.

Le panpsychisme propose que la conscience soit une propriété fondamentale de la matière, présente à tous les niveaux (même les électrons auraient une forme rudimentaire d'expérience). La conscience ne serait pas un mystère émergent mais une propriété basique de l'univers.

Ces positions tentent de dissoudre le problème en changeant notre manière de penser soit la conscience, soit la matière.

Troisième stratégie : nier le phénomène (illusionnisme)

La position la plus radicale nie purement et simplement l'existence de la conscience phénoménale telle que nous la concevons. C'est l'illusionnisme.

L'illusionnisme : la conscience comme illusion

La thèse centrale

L'illusionnisme soutient deux thèses apparemment contradictoires :

Thèse négative : La conscience phénoménale n'existe pas.

Thèse positive : La conscience phénoménale semble exister (et cette illusion est robuste, persistante, universelle).

Comment peut-on avoir l'illusion d'une expérience sans avoir d'expérience ? C'est le paradoxe central de l'illusionnisme.

Les figures majeures

Daniel Dennett est le précurseur de cette position. Dans La Conscience expliquée (1991) et “Quining Qualia” (1988), il argue que :

Keith Frankish introduit en 2016 le terme “illusionnisme” et distingue :

François Kammerer défend l'illusionnisme fort dans Conscience et matière (2019) avec une théorie originale (théorie CTE) expliquant pourquoi nous sommes condamnés à croire en la conscience phénoménale même si elle n'existe pas.

La conscience quasi-phénoménale

Pour éviter la contradiction apparente, Frankish introduit le concept de conscience quasi-phénoménale :

Il existe des états cérébraux réels qui :

Mais ces systèmes introspectifs les représentent de manière erronée. Ils les caractérisent comme ayant des propriétés phénoménales (qualités subjectives intrinsèques), alors qu'ils n'ont que des propriétés fonctionnelles.

Analogie : Imaginez un thermomètre défectueux qui affiche toujours 5°C de plus que la température réelle. La température existe vraiment, mais le thermomètre la représente mal. De même, nos états mentaux existent vraiment, mais l'introspection les représente mal en les dotant de propriétés phénoménales qu'ils n'ont pas.

Le paradoxe de l'illusion sans expérience

Le problème demeure : comment peut-on avoir l'illusion d'une douleur sans ressentir de douleur ? Comment peut-on avoir l'illusion de voir du rouge sans avoir l'expérience du rouge ?

Les illusionnistes répondent que nous confondons deux choses :

L'erreur n'est pas dans l'état lui-même (qui existe vraiment) mais dans la manière dont nous le caractérisons (comme phénoménal alors qu'il ne l'est pas).

Pour illustrer, prenez un film d'animation. Les personnages semblent bouger de manière fluide et continue. Mais ce n'est qu'une succession d'images fixes projetées rapidement. Le mouvement est une illusion. Pourtant, vous voyez vraiment des images. L'illusion n'est pas dans l'absence de stimulation visuelle, mais dans la manière dont votre cerveau interprète cette stimulation.

De même, l'illusion de la conscience phénoménale n'est pas l'absence d'états cérébraux, mais la manière erronée dont ces états se représentent eux-mêmes à l'introspection.

Pourquoi cette illusion est-elle si robuste ?

L'illusionnisme doit expliquer pourquoi nous avons cette impression si forte d'avoir des expériences phénoménales. C'est ce qu'on appelle le problème de l'illusion.

Plusieurs explications ont été proposées :

Limites cognitives de l'introspection (Derk Pereboom) : Nos capacités introspectives sont limitées. Nous ne pouvons pas accéder à la manière dont notre cerveau traite l'information. Nous ne voyons que le résultat, et ce résultat nous apparaît comme “phénoménal” simplement parce que nous manquons d'accès aux mécanismes sous-jacents.

Utilité évolutive (Wolfgang Schwarz) : Il peut être adaptatif de former des croyances absolument certaines sur nos propres états mentaux. Douter de sa propre douleur serait contre-productif. L'évolution a donc favorisé des systèmes qui nous donnent une impression de certitude irrécusable sur nos expériences.

Structure conceptuelle innée (François Kammerer) : Nous possédons une théorie naïve, implicite et innée de l'esprit qui détermine nos concepts phénoménaux. Cette théorie nous force à concevoir nos états mentaux comme phénoménaux. Nous ne pouvons pas échapper à cette structure conceptuelle, même quand nous savons intellectuellement qu'elle est erronée.

Le méta-problème de l'illusion

David Chalmers et François Kammerer formulent un défi encore plus profond : le méta-problème de l'illusion (ou problème de la résistance).

Pourquoi l'illusionnisme est-il si difficile à accepter, si contre-intuitif, si repoussant pour notre pensée ?

Même les philosophes qui étudient l'illusionnisme éprouvent une résistance viscérale. Nous avons l'intuition qu'il est impossible de se tromper sur nos propres expériences. Pour la conscience, l'apparence et la réalité semblent identiques. Si ça semble douloureux, c'est douloureux.

Kammerer soutient que cette résistance n'est pas un accident psychologique mais une nécessité conceptuelle. La structure même de nos concepts phénoménaux nous rend incapables d'envisager sereinement leur caractère illusoire.

C'est peut-être la preuve la plus forte de l'illusionnisme : si la conscience phénoménale était réelle, pourquoi faudrait-il une théorie philosophique complexe pour expliquer notre résistance à la nier ? Au contraire, si c'est une illusion profondément enracinée dans notre architecture cognitive, cette résistance devient compréhensible.

Les objections à l'illusionnisme

L'argument de l'évidence

L'objection la plus immédiate : pincez-vous. Vous avez mal. Cette douleur est la chose la plus évidente qui soit. Comment pourrait-elle être une illusion ?

David Chalmers formule cela comme l'argument mooréen (inspiré du philosophe G.E. Moore qui réfutait le scepticisme en brandissant sa main : “voici une main !”).

L'existence de mes expériences phénoménales est plus certaine que n'importe quelle prémisse philosophique. Nier leur existence au nom d'une théorie abstraite serait absurde.

Réponse illusionniste : Cette évidence est précisément ce que l'illusionnisme explique. L'impression de certitude irrécusable fait partie de l'illusion. Nos systèmes cognitifs sont conçus pour nous donner cette impression de certitude, même si elle est trompeuse.

Le problème de la distinction apparence/réalité

Pour la plupart des illusions, on peut distinguer l'apparence de la réalité. Le bâton dans l'eau semble brisé, mais il est droit. Les rails semblent converger, mais ils restent parallèles.

Mais pour la conscience, cette distinction semble impossible. Si j'ai l'impression d'avoir mal, j'ai mal. L'apparence de la douleur est la douleur. Comment pourrait-il y avoir un écart ?

L'illusionnisme postule une illusion d'expérience subjective. Mais une illusion est elle-même une expérience subjective. Donc on retombe dans la conscience phénoménale qu'on voulait éliminer.

Réponse illusionniste : L'erreur est de penser qu'il y a une “illusion d'expérience” au sens d'une expérience illusoire. Il n'y a pas d'expérience du tout. Il y a seulement un état cérébral qui se représente lui-même de manière erronée (via l'introspection) comme ayant des propriétés phénoménales.

Les conséquences éthiques

Galen Strawson soulève une objection morale : si la conscience phénoménale est une illusion, alors :

L'illusionnisme détruirait les fondements de l'éthique. Si personne ne ressent vraiment rien, pourquoi s'inquiéter de la souffrance ?

Réponse illusionniste : La valeur morale ne dépend pas du caractère phénoménal mais de propriétés fonctionnelles. La douleur (même sans phénoménalité) :

On peut fonder l'éthique sur ces bases fonctionnelles plutôt que phénoménales. Un être qui souffre (au sens fonctionnel) mérite notre considération morale, qu'il ait ou non des expériences phénoménales.

Le problème de la définition

Les critiques soulignent un dilemme :

Si on définit la conscience phénoménale de manière très exigeante (absolument ineffable, infailliblement connue, irréductiblement subjective), alors l'illusionnisme devient trivial : bien sûr qu'une chose définie de manière si forte n'existe pas.

Si on la définit de manière plus modeste (simplement comme “ce que ça fait” d'être dans un état), alors l'illusionnisme perd ses raisons de la nier : il y a bien quelque chose que ça fait d'être dans certains états cérébraux.

Réponse illusionniste : La définition se fait par ostension (on pointe vers nos expériences). L'illusionnisme nie que cette ostension réfère à des propriétés phénoménales réelles. Nos concepts phénoménaux ne réfèrent à rien de plus que des propriétés fonctionnelles mal représentées.

Les implications pratiques : quand le débat devient concret

La souffrance animale

Les animaux sont-ils phénoménalement conscients ? Y a-t-il quelque chose que ça fait d'être un cochon, une poule, un poisson ?

Si le réalisme phénoménal est vrai :

Si l'illusionnisme est vrai :

Le débat a des conséquences pratiques pour l'élevage, l'expérimentation animale, nos choix alimentaires.

Les nouveau-nés et les personnes dans le coma

Un nouveau-né a-t-il des expériences phénoménales ? Une personne dans le coma végétatif ?

Ces questions ne sont pas qu'abstraites. Elles déterminent :

Le problème difficile rend ces questions irréductiblement mystérieuses. Nous ne pouvons pas observer la conscience phénoménale de l'extérieur. Nous ne pouvons qu'inférer sa présence à partir de comportements ou d'activité cérébrale.

Si l'illusionnisme est vrai, la question change : il ne s'agit plus de savoir s'il y a une conscience phénoménale (il n'y en a nulle part), mais s'il y a des capacités fonctionnelles pertinentes (traitement de l'information, préférences, évitement des dommages).

L'intelligence artificielle

Les machines peuvent-elles être conscientes ? ChatGPT a-t-il des expériences quand il génère du texte ? Un futur robot aura-t-il quelque chose que ça fait d'être lui ?

Si le réalisme phénoménal est vrai :

Si l'illusionnisme est vrai :

Ces questions ne sont plus de science-fiction. Avec le développement rapide de l'IA, elles deviennent pressantes. Notre réponse au problème difficile détermine comment nous aborderons ces enjeux.

La mort et l'identité personnelle

Qu'est-ce qui meurt quand vous mourrez ? Si la conscience phénoménale est ce qui compte vraiment, alors votre mort est la fin de votre expérience subjective. L'extinction de ce que ça fait d'être vous.

Mais si l'illusionnisme est vrai, il n'y a jamais eu ce “vous” phénoménal. Il n'y a qu'un ensemble de processus physiques qui se représentent eux-mêmes de manière erronée comme phénoménaux.

Cela change-t-il quelque chose à la gravité de la mort ? À notre peur de disparaître ? À notre attachement à la vie ?

Ces questions ne sont pas que théoriques. Elles touchent à ce que nous sommes et à ce que nous valorons.

Une expérience de pensée pour finir : le spectre inversé

Imaginez que nous voyions les couleurs différemment. Quand vous regardez du sang, vous avez l'expérience que j'ai en regardant de l'herbe. Quand vous regardez de l'herbe, vous avez l'expérience que j'ai en regardant du sang.

Mais nous avons appris les mêmes mots. Nous appelons tous les deux “rouge” la couleur du sang et “vert” la couleur de l'herbe. Nos comportements sont identiques. Nos cerveaux fonctionnent de la même manière.

Seule l'expérience phénoménale est inversée. Ce que ça fait de voir du rouge pour vous est ce que ça fait de voir du vert pour moi.

Question : cette situation est-elle possible ?

Si vous répondez oui : vous pensez que la conscience phénoménale n'est pas réductible aux faits physiques ou fonctionnels. Deux personnes peuvent être physiquement et fonctionnellement identiques tout en ayant des expériences phénoménales différentes.

Si vous répondez non : vous pensez que la conscience phénoménale (si elle existe) est déterminée par les faits physiques ou fonctionnels. Si deux personnes sont physiquement ou fonctionnellement identiques, elles ont nécessairement les mêmes expériences.

Si vous trouvez la question sans sens ou mal posée : vous rejoignez peut-être les illusionnistes, qui diraient que le spectre inversé est un pseudo-problème basé sur une conception erronée de ce qu'est l'expérience.

Cette expérience de pensée révèle vos intuitions profondes sur la nature de la conscience. Elle n'a pas de réponse claire. Comme le problème difficile lui-même, elle nous confronte aux limites de notre compréhension.

Où en sommes-nous ?

La conscience phénoménale reste l'un des phénomènes les plus familiers et les plus mystérieux. Chaque matin, vous vous réveillez et le monde se rallume. Il y a quelque chose que ça fait d'être vous. Cette expérience semble indubitable, immédiate, fondamentale.

Pourtant, nous ne savons pas ce qu'elle est. Nous ne savons pas comment l'expliquer. Nous ne sommes même pas certains qu'elle existe vraiment.

Trois grandes positions s'affrontent :

Le réalisme phénoménal (Chalmers, Nagel) : La conscience phénoménale existe vraiment et est irréductible au physique. C'est un mystère qu'il faut accepter, une dimension de la réalité que la science ne peut pas pleinement capturer. Le problème difficile est réellement difficile.

Le matérialisme révisionniste (fonctionnalisme, panpsychisme) : La conscience phénoménale existe, mais nous la concevons mal. En révisant soit notre conception de la conscience, soit notre conception de la matière, on peut dissoudre le problème difficile.

L'illusionnisme (Dennett, Frankish, Kammerer) : La conscience phénoménale telle que nous la concevons intuitivement n'existe pas. C'est une illusion robuste générée par nos systèmes cognitifs. Le problème difficile disparaît parce que le phénomène à expliquer n'existe pas.

Chaque position a ses forces et ses faiblesses. Chacune heurte certaines de nos intuitions tout en en respectant d'autres.

Peut-être n'y a-t-il pas de solution satisfaisante. Peut-être sommes-nous cognivement fermés au problème de la conscience, incapables de le résoudre pour les mêmes raisons qu'un chat ne peut pas comprendre l'algèbre.

Ou peut-être qu'une percée conceptuelle future transformera notre compréhension, comme la mécanique quantique a transformé notre compréhension de la matière.

En attendant, le mystère demeure. Et à chaque instant où vous lisez ces mots, vous en faites l'expérience.

Ou du moins, il vous semble que vous en faites l'expérience.


Pour aller plus loin

Textes fondamentaux

Thomas Nagel (1974), “What Is It Like to Be a Bat?”, The Philosophical Review, 83(4), pp. 435-450

David Chalmers (1995), “Facing Up to the Problem of Consciousness”, Journal of Consciousness Studies, 2(3), pp. 200-219

Frank Jackson (1982), “Epiphenomenal Qualia”, The Philosophical Quarterly, 32(127), pp. 127-136

Daniel Dennett (1988), “Quining Qualia”, in A. Marcel & E. Bisiach (eds.), Consciousness in Contemporary Science, Oxford University Press

Keith Frankish (2016), “Illusionism as a Theory of Consciousness”, Journal of Consciousness Studies, 23(11-12), pp. 11-39

Joseph Levine (1983), “Materialism and Qualia: The Explanatory Gap”, Pacific Philosophical Quarterly, 64(4), pp. 354-361

Ouvrages en français

François Kammerer (2019), Conscience et matière : Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente, Éditions Matériologiques

Daniel Dennett (1993), La Conscience expliquée, Odile Jacob

David Chalmers (2010), L'Esprit conscient, Ithaque

Ned Block (2011), “Conscience, accessibilité et maille fonctionnelle de la survenance”, in Philosophie de l'esprit, vol. 2, Vrin

Pierre Jacob (2004), L'Intentionnalité : problèmes de philosophie de l'esprit, Odile Jacob

Ouvrages en anglais

Keith Frankish (ed.) (2017), Illusionism as a Theory of Consciousness, Imprint Academic

David Chalmers (2010), The Character of Consciousness, Oxford University Press

Galen Strawson et al. (2006), Consciousness and Its Place in Nature, Imprint Academic

Ned Block, Owen Flanagan, Güven Güzeldere (eds.) (1997), The Nature of Consciousness: Philosophical Debates, MIT Press

Stanislas Dehaene (2014), Consciousness and the Brain: Deciphering How the Brain Codes Our Thoughts, Viking

Ressources en ligne

Stanford Encyclopedia of Philosophy

David Chalmers' website

Keith Frankish's website

Closer to Truth

Conférences TED

Pour approfondir des aspects spécifiques

Sur le problème corps-esprit

Sur les zombies

Sur l'expérience de Mary

Sur le panpsychisme

Sur l'approche neuroscientifique

Sur les implications éthiques

Critiques de l'illusionnisme

Galen Strawson (2018), “The Consciousness Deniers”,

Amy Kind (2020), “How to Believe in Qualia”, in A. Pautz & D. Stoljar (eds.), Blockheads! Essays on Ned Block's Philosophy of Mind and Consciousness, MIT Press

Eric Schwitzgebel (2016), “Phenomenal Consciousness, Defined and Defended as Innocently as I Can Manage”, Journal of Consciousness Studies, 23(11-12), pp. 224-235