La question de la conscience représente l'un des défis majeurs de la philosophie et des sciences cognitives. Comment des processus matériels dans le cerveau peuvent-ils générer des expériences subjectives ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien quand nous percevons, ressentons, pensons ?
Ce débat oppose plusieurs traditions philosophiques et scientifiques qui tentent de résoudre ce que l'on appelle le problème corps-esprit.
Le problème corps-esprit interroge la relation entre les phénomènes mentaux (pensées, sentiments, perceptions) et les phénomènes physiques (le corps, particulièrement le cerveau). Trois grandes positions structurent ce débat.
René Descartes (1596-1650) propose au XVIIe siècle que l'esprit et le corps constituent deux substances distinctes :
Le dualisme pose un problème fondamental : comment deux substances de nature radicalement différente peuvent-elles interagir ? Si l'esprit est immatériel, comment peut-il influencer le corps physique, et inversement ?
Le matérialisme soutient que tout ce qui existe est constitué d'objets et de propriétés matérielles ou physiques. Les états mentaux sont soit identiques à des états physiques, soit émergent de processus physiques.
Cette position s'impose progressivement dans les sciences pour plusieurs raisons :
Mais le matérialisme rencontre un défi majeur : expliquer la conscience subjective.
La conscience phénoménale désigne l'ensemble des expériences subjectives, qualitatives et ressenties en première personne. C'est ce que les philosophes appellent les qualia : la rougeur du rouge, la douleur d'une piqûre, l'odeur du café, le goût du citron.
Thomas Nagel formule cette idée dans son article célèbre “What Is It Like to Be a Bat?” (1974) : il y a quelque chose que ça fait d'être un organisme conscient. Cette dimension subjective résiste aux explications purement objectives.
David Chalmers introduit en 1995 la distinction entre les “problèmes faciles” et le “problème difficile” de la conscience :
Problèmes faciles : Expliquer les fonctions cognitives (attention, mémoire, traitement de l'information). Ces problèmes relèvent de la neuroscience standard.
Problème difficile : Expliquer pourquoi et comment certains processus cérébraux donnent lieu à des expériences vécues subjectivement. Pourquoi ne sommes-nous pas des “zombies philosophiques” (êtres fonctionnellement identiques aux humains mais dépourvus d'expérience consciente) ?
Joseph Levine (1983) formule le concept de “gouffre explicatif” (explanatory gap) : même une description complète de l'activité cérébrale ne semble pas suffire à rendre compte du “ce que ça fait” de l'expérience consciente.
Cette intuition pose problème au matérialisme : si nous possédons toutes les informations physiques sur un cerveau, manque-t-il encore quelque chose pour comprendre la conscience ?
L'éliminativisme propose une solution radicale : certains concepts mentaux (croyances, désirs, conscience) doivent être éliminés de la recherche scientifique car ils ne réfèrent à rien de réel. Ils reposent sur une conception erronée du mental, héritée de la “psychologie naïve” du sens commun.
L'éliminativisme émerge dans les années 1960-1970 avec :
Éliminativisme fort (Paul et Patricia Churchland) :
Éliminativisme faible (Stephen Stich) :
Argument de la dépendance neuronale (Paul Churchland) : Si l'esprit était distinct du cerveau, il ne serait pas affecté par les lésions cérébrales, les drogues, la fatigue. Or, toutes nos capacités mentales dépendent étroitement de l'état physique du cerveau. Cette dépendance plaide pour une identité entre mental et physique.
Rasoir d'Ockham : Le matérialisme est plus parcimonieux : il ne postule qu'une seule substance (la matière), contrairement au dualisme qui introduit une “substance pensante” dont l'existence reste improuvée.
L'illusionnisme représente la forme la plus radicale de l'éliminativisme. Il soutient deux thèses :
Cette position paraît paradoxale : comment peut-on avoir l'illusion d'une expérience sans avoir d'expérience ? Les illusionnistes répondent que nous ne faisons qu'une erreur de représentation introspective.
Illusionnisme fort (Keith Frankish, François Kammerer) :
Illusionnisme faible (Jesse Prinz) :
Keith Frankish (2016) introduit le concept de conscience quasi-phénoménale : des états réels, non-phénoménaux, que nos systèmes cognitifs caractérisent fallacieusement comme phénoménaux.
Ces états :
L'illusionnisme ne nie donc pas toute forme de conscience, mais seulement sa nature phénoménale supposée.
Daniel Dennett publie en 1991 Consciousness Explained (traduit en français sous le titre La Conscience expliquée). Il y défend une théorie des “versions multiples” :
Dennett compare notre erreur sur la conscience à celle que nous faisions sur le mouvement apparent : nous croyons voir un mouvement continu là où il n'y a qu'une succession d'images fixes.
François Kammerer publie en 2019 Conscience et matière : Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente. Il propose la théorie CTE (Concepts Théoriquement déterminés d'états Épistémologiquement spécifiques) :
Argument de l'anomalie (Keith Frankish) : La conscience phénoménale possède des propriétés anormales par rapport aux propriétés standards des sciences :
Ce caractère anormal justifie de la considérer comme illusoire plutôt que réelle.
Argument du discrédit (Debunking argument, David Chalmers, François Kammerer) : Si toutes nos intuitions sur la conscience phénoménale peuvent être expliquées indépendamment de l'existence réelle de cette conscience, alors leur correction serait une pure coïncidence. Il est plus raisonnable de penser qu'elles sont incorrectes.
L'illusionnisme doit expliquer pourquoi nous avons cette impression forte et persistante d'être phénoménalement conscients. C'est le problème de l'illusion : comment une illusion peut-elle être si robuste, si universelle, si résistante à l'analyse ?
Les illusionnistes proposent plusieurs explications :
François Kammerer et David Chalmers formulent le méta-problème de l'illusion (ou problème de la résistance) : pourquoi l'illusionnisme est-il si difficile à accepter et même à envisager ?
Notre intuition nous dit qu'il est impossible de distinguer apparence et réalité pour la conscience : si ça semble conscient, c'est conscient. Cette intuition rend l'illusionnisme presque inconcevable pour la plupart des gens.
Kammerer argue que cette résistance provient de la structure même de nos concepts phénoménaux, déterminés par une théorie naïve de l'esprit.
L'objection principale : Pour la conscience, il semble impossible de distinguer l'apparence de la réalité. Si j'ai l'impression de souffrir, je souffre réellement. L'illusionnisme postule une illusion d'expérience subjective, mais cette illusion ne peut elle-même être subjective sans contradiction.
Réponse illusionniste : La confusion vient de notre manière de penser la conscience. Il n'y a pas d'illusion d'expérience, mais une représentation erronée par nos systèmes introspectifs. L'erreur est cognitive, pas phénoménale.
David Chalmers formule l'argument mooréen (inspiré de G.E. Moore) : l'existence des expériences phénoménales est plus évidente que n'importe quelle prémisse des arguments illusionnistes. Réfuter cette évidence par des arguments philosophiques serait comme prouver que nos mains n'existent pas.
Réponse illusionniste : Cette évidence subjective est précisément ce que l'illusionnisme explique via le méta-problème. L'impression de certitude fait partie de l'illusion.
Galen Strawson objecte que l'illusionnisme est moralement inacceptable : si la conscience phénoménale est une illusion, alors la douleur et le plaisir n'ont pas de valeur intrinsèque. Notre statut moral repose sur notre capacité à éprouver des expériences.
Réponse illusionniste : La valeur morale ne dépend pas du caractère phénoménal mais de propriétés fonctionnelles (satisfaction ou frustration de désirs, évitement de dommages). L'éthique peut se fonder sur des bases non-phénoménales.
Les critiques soulignent un dilemme :
Réponse illusionniste : La définition se fait par ostension (pointer vers nos expériences). L'illusionnisme nie que cette ostension réfère à des propriétés phénoménales réelles.
La théorie de l'esprit (Theory of Mind - ToM) désigne l'aptitude cognitive à attribuer des états mentaux inobservables (intentions, désirs, croyances, sentiments) à soi-même ou à autrui, pour expliquer et prédire le comportement.
Cette capacité se développe chez l'enfant vers 4-5 ans et peut être altérée dans certains troubles (comme l'autisme).
La psychologie naïve (folk psychology) est la théorie du sens commun que les humains utilisent pour interpréter le comportement de leurs congénères. Elle repose sur l'attribution d'états mentaux : “Il veut du café”, “Elle croit qu'il pleut”, “Ils ont peur”.
Les éliminativistes considèrent cette psychologie populaire comme une théorie empirique susceptible d'être réfutée par les neurosciences, au même titre que la théorie des quatre éléments (terre, air, feu, eau) a été réfutée en chimie.
Théorie-théorie : L'utilisation de la ToM relève de l'application d'une théorie, acquise de manière proto-scientifique ou via des modules cognitifs innés.
Théorie de la simulation (Robert Gordon, Alvin Goldman) : La capacité d'attribuer des états mentaux repose sur la simulation : nous adoptons la perspective d'autrui et simulons ses états mentaux.
Les défenseurs de la psychologie naïve (Jerry Fodor, Philip Kitcher) soulignent :
Jerry Fodor estime que l'élimination de la psychologie naïve serait une “catastrophe intellectuelle”.
Les illusionnistes emploient une stratégie épistémique : plutôt que d'expliquer comment les propriétés phénoménales existent dans un monde physique (problème métaphysique), ils expliquent comment nous en venons à croire en leur existence (problème épistémologique).
Cette stratégie déplace le débat :
David Chalmers nomme cela le méta-problème de la conscience : expliquer pourquoi nous avons nos intuitions concernant la conscience sans faire appel à l'existence de la conscience elle-même.
Le débat sur la conscience connaît un regain d'intérêt avec le développement de l'IA. Des études récentes suggèrent que :
Les neurosciences recherchent les corrélats neuronaux de la conscience (CNC) : configurations cérébrales spécifiques correspondant à des expériences conscientes particulières.
Cette recherche pose problème aux illusionnistes : si on identifie les bases neuronales de la conscience, ne confirme-t-on pas son existence ? Ils répondent qu'on identifie seulement les bases de la conscience d'accès (disponibilité informationnelle), pas de la conscience phénoménale.
Le débat entre matérialisme et anti-matérialisme, entre illusionnisme et réalisme phénoménal, n'est pas qu'une querelle abstraite. Il engage :
Notre compréhension de nous-mêmes : Sommes-nous des êtres fondamentalement matériels ou possédons-nous une dimension irréductible au physique ?
L'éthique : Le statut moral des êtres sensibles dépend-il de leur capacité à avoir des expériences phénoménales ? Les animaux, les bébés, les personnes dans le coma ont-ils une conscience phénoménale ?
L'intelligence artificielle : Les machines peuvent-elles être conscientes ? Cette question a-t-elle un sens ?
La science : Les limites du matérialisme scientifique sont-elles des limites provisoires (en attendant de meilleures théories) ou des limites de principe ?
L'illusionnisme représente la solution matérialiste la plus radicale à ces questions. Sa force : éviter les mystères du dualisme et du gouffre explicatif. Sa faiblesse : heurter nos intuitions les plus profondes sur nous-mêmes.
Cet article synthétise les travaux suivants :