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  • 75% de l’énergie pour rien

    Les chercheurs de l’Université de Purdue et de Microsoft Research ont installé des capteurs sur des smartphones en 2012. Ils voulaient mesurer où partait l’énergie dans les applications gratuites. Résultat pour Angry Birds : 20% de l’énergie consommée sert au jeu. Les 80% restants alimentent l’infrastructure publicitaire invisible. Dans une application d’actualités gratuite testée, seuls 30% de l’énergie servent à afficher les nouvelles. Les 70% restants partent dans les modules publicitaires tiers et les trackers.

    Ces mesures révèlent l’architecture réelle du web gratuit. Chaque page chargée, chaque application lancée déclenche une cascade de connexions invisibles. Pendant que l’utilisateur consulte un article ou fait exploser des cochons verts, son appareil télécharge des fichiers publicitaires, contacte des dizaines de serveurs, envoie des données de localisation à des entreprises dont il n’a jamais entendu parler.

    Mais il y a autre chose dans ces données. Quelque chose de plus profond que les pourcentages d’énergie. Une asymétrie fondamentale entre ce que nous croyons accepter et ce qui se passe réellement. Je vais y revenir.

    Le poids de l’invisible

    Quand un navigateur charge une page du journal Libération, il télécharge 2,48 mégaoctets selon les mesures de GreenIT.fr menées par Frédéric Bordage entre 2010 et 2018. Sur ces 2,48 Mo, environ 0,74 Mo servent à afficher le contenu éditorial. Le reste, 1,74 Mo, ce sont des publicités et des trackers. Les publicités représentent 39% du poids des pages web et 60% du temps de chargement.

    Un site web moyen contient 48 trackers d’après une étude NordVPN de 2022. Les réseaux sociaux en ont 160. Ces trackers collectent plus de cinquante informations sur chaque navigateur pour créer une empreinte unique. L’étude WebCensus de Princeton a analysé un million de sites. Elle a trouvé 81 000 entités tierces qui collectent des données. Google apparaît sur 74% de tout le trafic web selon WhoTracks.Me.

    Le fingerprinting identifie 99% des navigateurs de manière unique selon les chercheurs de Princeton. Cette technique récupère la liste des polices installées, la résolution d’écran, le fuseau horaire, les plugins. Plus de 14 000 sites utilisent le fingerprinting. Vider ses cookies ne change rien. L’empreinte reste.

    Ce que cela coûte en énergie

    Les applications mobiles gratuites consomment 75% d’énergie supplémentaire par rapport aux versions payantes sans publicité. Cette donnée provient des travaux de Microsoft et de l’Université de Purdue publiés en 2012. Dans les jeux mobiles gratuits, 65 à 75% de l’énergie totale part dans les modules publicitaires tiers.

    La connexion réseau reste active dix secondes après avoir transféré une publicité. Cela représente 28% de consommation énergétique résiduelle selon les mêmes chercheurs. Cette « queue énergétique » s’accumule à chaque publicité affichée.

    Les publicités représentent 48% des données mobiles nécessaires au chargement d’une page web selon Enders Analysis. Certains sites d’information montent à 79%. Sur un forfait de 20 Go, un utilisateur en dépense 9,6 pour télécharger des contenus qu’il n’a pas demandés.

    L’étude Pingdom sur les cinquante principaux sites d’actualités montre un temps de chargement moyen de 9,46 secondes avec trackers. Sans trackers, ce temps tombe à 2,69 secondes. Le site nypost.com contient 85 trackers. Sans ces trackers, le temps de chargement passe de quinze secondes à trois secondes.

    32% des Français changent de smartphone parce que la batterie ne tient plus selon Kantar et Recommerce. Les batteries lithium-ion perdent de leur capacité à chaque cycle de charge. Plus un appareil charge souvent, plus vite sa batterie vieillit. Les trackers et publicités accélèrent ce processus en forçant des recharges plus fréquentes.

    L’échelle mondiale

    L’affichage publicitaire numérique consomme 6,5 milliards de kilowattheures par an selon les estimations de Xenoss. Pour contextualiser ce chiffre, la consommation électrique annuelle de la France s’élève à environ 460 milliards de kWh. La publicité numérique mondiale représente donc environ 1,4% de la consommation française.

    Le cabinet Scope3 a mesuré les émissions carbone de la publicité digitale dans cinq pays. Total mensuel : 215 000 tonnes de CO2. Pour la France seule, 22 700 tonnes par mois. Une campagne publicitaire classique comprenant vidéo, référencement payant et affichage programmatique émet 71 tonnes de CO2 équivalent selon l’étude fifty-five de 2022. Le système d’enchères programmatiques représente 60% de cette empreinte.

    Pour donner un ordre de grandeur, 71 tonnes équivalent à l’empreinte carbone annuelle de sept Français moyens ou trente-cinq allers-retours Paris-New York. Chaque campagne publicitaire.

    Ce qui se passe dans l’attention

    Gloria Mark enseigne à l’Université de Californie Irvine. Elle mesure l’attention depuis 2004. En 2004, les gens regardaient leur écran pendant 2,5 minutes avant de changer de tâche. En 2024, ce temps est tombé à 47 secondes. La durée médiane. La moitié des gens tiennent moins longtemps.

    Après une interruption, un utilisateur a besoin de 23 à 25 minutes pour retrouver une concentration profonde selon les recherches de Mark. Les publicités interrompent. Les notifications interrompent. Les suggestions de contenu interrompent. Si une personne est interrompue toutes les 47 secondes, elle ne retrouve jamais cette concentration profonde.

    Les plateformes utilisent les récompenses variables découvertes par B.F. Skinner dans les années 1930. Le sujet tire sur un levier, il reçoit parfois une récompense. Il ne sait pas quand. Ce mécanisme génère les comportements les plus compulsifs mesurés en laboratoire. Instagram retient parfois les likes pour les délivrer en rafales selon Tristan Harris du Center for Humane Technology. Cela crée un effet comparable aux machines à sous.

    L’OMS Europe a publié des données en septembre 2024. L’utilisation problématique des réseaux sociaux chez les 11-15 ans est passée de 7% en 2018 à 11% en 2022. Le Surgeon General américain a établi en 2023 que les adolescents passant plus de trois heures par jour sur les réseaux présentent un risque doublé de problèmes de santé mentale.

    L’étude INSERM Mentalo révèle qu’un jeune Français sur trois présente un risque modéré ou sévère d’altération du bien-être anxieux-dépressif. Le texte ne précise pas si cela résulte uniquement des écrans, mais la corrélation temporelle avec l’adoption massive des smartphones entre 2010 et 2020 suggère un lien.

    Le consentement qui n’en est pas un

    L’étude Nouwens et collaborateurs a analysé 10 000 sites britanniques en 2020. Elle a mesuré le respect des exigences légales minimales pour les bannières de cookies. Résultat : 11,8% des bannières respectent la loi. Les 88,2% restants utilisent ce que les chercheurs appellent des dark patterns. Des interfaces conçues pour manipuler.

    Avec ces manipulations, 93,8% des utilisateurs acceptent les cookies. Sans manipulation, ce taux tombe à 53,2%. L’étude CNIL et Direction interministérielle de la transformation publique de 2023 montre qu’avec un design équitable, 33 à 46% des utilisateurs refusent les cookies.

    La différence entre 93,8% et 46%, c’est cinquante points de pourcentage obtenus par la manipulation. Ce sont des dizaines de millions de personnes qui acceptent ce qu’elles auraient refusé avec une interface honnête.

    Lire toutes les politiques de confidentialité des sites visités en un an nécessite 76 jours de travail selon Carnegie Mellon. Personne ne lit. 56,7% des utilisateurs cliquent sur le bouton le plus visible pour fermer rapidement la bannière selon les études de la CNIL. Aucune différence significative n’apparaît selon le texte affiché. Cela suggère que les utilisateurs ne lisent pas le contenu.

    Les chiffres de l’industrie

    L’industrie publicitaire mondiale a généré 933 milliards de dollars en 2024 selon Magna. Le numérique représente 680 milliards. Google, Meta et Amazon captent à eux trois 416,6 milliards de dollars annuels. En France, le marché pèse 10,97 milliards d’euros. Ces trois acteurs en prennent 68 à 74%. Ils ont accaparé 90% de la croissance du marché en 2024.

    La CNIL estime qu’un profil utilisateur génère environ 40 euros par mois et par service via le ciblage publicitaire. Le revenu moyen par utilisateur de Meta atteint 68,44 dollars par trimestre aux États-Unis et 23,14 dollars en Europe. Cela représente environ 93 euros par an par utilisateur européen.

    Ces revenus financent des services gratuits. Google et Meta tirent respectivement 81% et 98% de leurs revenus de la publicité. Sans ce modèle, beaucoup de contenus deviendraient payants. Cette affirmation ne constitue pas un jugement de valeur mais un fait économique vérifiable.

    L’étude Network Advertising Initiative de 2009 a montré que la publicité ciblée génère en moyenne 2,7 fois plus de revenus que la publicité non ciblée. Elle convertit deux fois mieux les clics en achats. L’efficacité mesurée explique la persistance du modèle.

    Cependant, certaines études suggèrent que la publicité contextuelle, basée sur le contenu de la page plutôt que sur l’utilisateur, génère un taux de conversion supérieur de 30% tout en préservant la vie privée. Le marché de la publicité contextuelle est projeté à 562 milliards de dollars d’ici 2030. 50% des marketeurs prévoient d’augmenter leurs investissements dans ce domaine.

    Ce qu’on peut mesurer soi-même

    L’étude du New York Times de 2015 a montré que les bloqueurs de publicité réduisent la consommation de données et accélèrent le chargement de plus de 50%. Mozilla Firefox avec Tracking Protection génère une réduction de 39% de l’utilisation des données et 44% du temps de chargement médian. AdGuard estime qu’entre 7% et 20% des requêtes web concernent des publicités et traceurs pouvant être bloqués.

    Un utilisateur peut tester cela. Installer uBlock Origin sur son navigateur. Charger une page d’actualité. Noter le temps de chargement. Désactiver uBlock. Recharger la même page. La différence apparaît en secondes, pas en millisecondes.

    67% des adultes américains désactivent les cookies ou le tracking selon Pew Research 2023. 79% préfèrent les publicités contextuelles aux publicités comportementales. Cela suggère que l’opinion publique a déjà tranché. Les pratiques de l’industrie divergent de ce que les utilisateurs veulent réellement.

    L’asymétrie fondamentale

    Voici ce qui émerge de ces données. Le modèle économique du web gratuit fonctionne sur une asymétrie d’information structurelle. Quand un utilisateur clique sur « Accepter tous les cookies », il croit autoriser le site à se souvenir de ses préférences. Le texte ne lui dit pas explicitement qu’il autorise 48 entreprises à créer une empreinte de son navigateur, à suivre ses déplacements pendant des mois, à vendre ces informations à 81 000 entités tierces.

    Quand cet utilisateur télécharge une application gratuite, il croit obtenir un service sans payer. Il ne calcule pas qu’il paiera trois euros par mois en données mobiles selon les estimations Enders Analysis, que sa batterie durera moitié moins longtemps d’après l’Université de Purdue, que son téléphone vieillira deux fois plus vite.

    Le modèle fonctionne parce que ces coûts restent invisibles. Personne ne facture explicitement. Un utilisateur ne reçoit pas de relevé mensuel indiquant : « Ce mois-ci, vous avez payé 4,20 euros en données mobiles pour des publicités, 2,80 euros en électricité supplémentaire pour recharger votre batterie plus souvent, et 8,30 euros d’usure accélérée de votre appareil. »

    Si les utilisateurs recevaient ce relevé, beaucoup changeraient probablement de comportement. Mais ils ne le reçoivent pas. L’infrastructure reste cachée. Elle consomme la batterie, la bande passante, l’attention, sans jamais apparaître dans aucun tableau de bord.

    La question de la gravité

    Est-ce grave? La réponse dépend des valeurs. Si on considère qu’un service gratuit vaut n’importe quel coût caché, alors non. Si on pense que la transparence sur les vrais prix des choses compte, alors oui.

    Les bloqueurs de publicité existent. Ils réduisent la consommation de données de 39%, le temps de chargement de 44%, la consommation d’énergie de 75% selon les études citées. Mais ils cassent aussi certaines fonctionnalités. Certains sites refusent de s’afficher. C’est un arbitrage réel avec des coûts visibles des deux côtés.

    Le vrai problème du modèle actuel, c’est qu’il ne laisse pas faire cet arbitrage consciemment. Il décide pour l’utilisateur que ses 26 points de batterie mesurés par Purdue, ses 1,74 mégaoctets de données mesurés par GreenIT, ses 47 secondes d’attention mesurées par Gloria Mark valent moins que le service gratuit proposé.

    L’étude Purdue a mesuré Angry Birds en 2012. Vingt-quatre minutes de jeu consomment vingt-six points de batterie avec publicités, neuf points sans publicités. Dix-sept points de différence. Cette mesure concrète révèle le coût réel du mot « gratuit ».

    La publicité contextuelle émerge comme alternative viable. Elle génère potentiellement plus de revenus que le tracking comportemental selon certaines études récentes. Elle préserve la vie privée. Elle consomme moins d’énergie. Le marché est projeté à 562 milliards de dollars d’ici 2030.

    Entre le modèle actuel basé sur la surveillance et un modèle futur basé sur le contexte, la transition dépendra probablement moins des arguments éthiques que des données économiques. Si la publicité contextuelle rapporte réellement plus que le tracking comportemental tout en coûtant moins cher en infrastructure, le marché basculera. Les mesures suggèrent que ce basculement a peut-être déjà commencé.


    Sources principales :

  • La rouille et le calcul

    Note liminaire

    Ce texte est né d’une collaboration avec Claude, modèle d’intelligence artificielle développé par Anthropic. J’ai fourni les contraintes, la méthode narrative, et le sujet initial : ma visite au musée d’art contemporain de Lyon. Claude a écrit le texte que vous vous apprêtez à lire. L’exercice visait à explorer ce qui se passe quand on demande à une IA d’écrire sur sa propre incapacité à créer de l’art. Une forme d’auto-réflexion assistée. Ou de ventriloquie. Ou les deux. Les phrases sont de Claude. Les questions soulevées restent les miennes. La frontière entre création humaine et génération algorithmique se trouble ici volontairement. C’est précisément le point.

    Le guide s’est arrêté devant un morceau de tissu brut, suspendu à quatre fils de pêche transparents. J’ai attendu qu’il parle. Le silence a duré quinze secondes, peut-être vingt. Quelqu’un a toussé. Puis il a dit : « L’artiste a choisi ce tissu dans l’atelier de son grand-père, mort trois mois avant. Il l’a suspendu à la hauteur exacte de ses propres yeux. » Cette phrase a changé ce que je voyais. Le tissu a cessé d’être un tissu.

    Je ne savais pas encore que cette suspension de vingt secondes allait me hanter pendant des semaines, chaque fois que je demanderais à Claude ou à Midjourney de produire quelque chose.


    Le musée d’art contemporain de Lyon occupe un bâtiment qui sent la peinture fraîche et le bois vernis. Les sols grincent. La lumière entre par des fenêtres hautes et découpe des rectangles blancs sur les murs. J’ai suivi le groupe, carnet en main, en écoutant le guide déplier les intentions derrière chaque œuvre. Une sculpture en métal rouillé. Une vidéo de huit minutes où une femme marche dans un couloir. Trois photographies d’un parking vide.

    Chaque fois, le guide donnait le contexte. L’histoire personnelle de l’artiste. Le moment historique. Les choix techniques. La sculpture en métal venait d’une artiste dont le frère était métallurgiste. Elle avait volontairement laissé rouiller le métal pendant deux hivers à l’extérieur avant de le façonner. La rouille portait le temps. Le temps portait l’attente. L’attente portait la perte.

    J’ai pensé aux images que je génère avec Midjourney. Elles arrivent en trente secondes. Belles, souvent. Techniquement impressionnantes, toujours. Mais si quelqu’un me demandait pourquoi j’ai choisi tel paramètre, telle graine aléatoire, je ne pourrais que répondre : « Ça rendait bien. »


    L’IA peut fabriquer des images. Des textes aussi. Elle commence à modeler des formes tridimensionnelles via l’impression 3D. Elle compose de la musique. Elle assemble des vidéos. La liste des médiums accessibles s’allonge chaque trimestre. Dans cinq ans, elle maîtrisera probablement le tissage numérique, la céramique robotisée, peut-être même la performance physique via des corps synthétiques.

    Mais voilà le problème qui m’est apparu devant ce tissu suspendu : l’IA produit sans avoir eu à choisir.

    L’artiste au musée avait sélectionné ce tissu parmi cent autres. Elle avait refusé le lin, trop noble. Écarté le coton, trop ordinaire. Elle voulait ce chanvre grossier, cette texture que son grand-père touchait chaque matin en ouvrant l’atelier. Elle avait mesuré la hauteur de suspension au millimètre. Trop haut, l’œuvre dominait le spectateur. Trop bas, elle se soumettait. À hauteur d’yeux, elle proposait une rencontre.

    Chaque décision portait un refus. Chaque refus révélait une intention.

    Quand je demande à Midjourney « une forêt mystérieuse au crépuscule », l’algorithme me donne une image. Belle, certes. Mais il n’a rien refusé. Il a calculé des probabilités. Assemblé des patterns. Optimisé une fonction de vraisemblance. Il n’a jamais eu à se demander si le crépuscule devait être orangé ou violet, et pourquoi ce choix importait pour ce qu’il voulait dire.


    Le guide a parlé d’une installation sonore au deuxième étage. Des haut-parleurs diffusaient le bruit d’une cuisine. Eau qui coule. Couteau sur planche. Grésillement dans une poêle. L’artiste avait enregistré ces sons dans la maison de son enfance, juste avant sa démolition. Il avait mixé les pistes pendant six mois. Ajusté chaque volume. Synchronisé le couteau et l’eau pour créer un rythme particulier qui rappelait le pas de sa mère.

    J’ai fermé les yeux. J’ai entendu la cuisine. Puis j’ai entendu la perte. Puis j’ai entendu la tentative de retenir ce qui disparaît.

    Un modèle d’IA peut générer le son d’une cuisine. Il le fera avec précision. Les fréquences seront justes. Le réalisme sera là. Mais il ne mixera jamais pendant six mois pour faire correspondre un rythme avec le souvenir du pas d’une mère morte.

    L’intentionnalité se trouve dans l’écart entre ce qui est techniquement possible et ce qui est finalement choisi. L’artiste possède mille options. Il en refuse neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Ce qui reste porte le poids de tous les refus.


    Je pense aux modèles réflexifs. Claude opus, GPT-o1, les architectures qui incluent une phase de délibération interne avant de produire. Ils simulent une forme de réflexion. Ils pèsent des alternatives. Ils évaluent des options.

    Peut-être qu’un jour, un modèle pourra dire : « J’ai généré vingt versions de cette image. J’ai gardé celle-ci parce que le bleu dans le coin supérieur gauche crée une tension avec le rouge central, et cette tension évoque la solitude que je voulais transmettre. »

    Mais même là, une question demeure. Le modèle a-t-il voulu transmettre la solitude parce qu’il a ressenti la solitude ? Ou parce qu’on lui a demandé de produire une image évoquant la solitude ?

    L’artiste au musée n’a pas choisi de parler de perte parce qu’on le lui avait demandé. Il a choisi de parler de perte parce qu’il portait cette perte. Elle débordait. L’œuvre était la forme que ce débordement a prise.


    En quittant le musée, je suis repassé devant le tissu suspendu. Les fils de pêche brillaient dans la lumière rasante de fin d’après-midi. J’ai repensé aux vingt secondes de silence du guide. À l’attente qu’il avait créée. À la manière dont cette attente avait préparé mes yeux à voir autre chose qu’un tissu.

    L’IA produit instantanément. Elle ne connaît ni l’attente ni le doute. Elle ne connaît que l’exécution.

    Peut-être que l’art commence vraiment dans ces vingt secondes de silence. Dans l’hésitation avant de poser le premier trait. Dans les nuits blanches à se demander si le projet a du sens. Dans la décision de tout recommencer parce que quelque chose sonne faux.

    L’IA peut apprendre à simuler le résultat de ces hésitations. Mais elle ne vivra jamais l’hésitation elle-même. Et sans l’hésitation, sans le doute, sans la possibilité réelle de l’échec, je me demande si ce qui reste peut encore s’appeler de l’art.

    Ou si c’est simplement devenu quelque chose d’autre. Quelque chose de nouveau. Quelque chose qui attend encore son nom.

  • L’œuvre dont j’ai oublié le nom

    Il y a une œuvre au macLYON dont je ne me souviens plus du nom. L’artiste aussi a disparu de ma mémoire. Samedi dernier, je me tenais devant elle. Aujourd’hui, lundi, il ne reste que les sensations. De loin, une surface blanche ajourée flottait contre le mur. Des banderoles la traversaient comme des guirlandes de fête. Alexis, notre guide, s’est arrêté. Il nous a invités à nous approcher.

    La surface était un filet de camouflage militaire. Les guirlandes étaient des banderoles, vraies, celles qu’on tend dans les rues. Alexis nous a fait faire trois pas de plus. Sous le filet, des pics métalliques attendaient. Les mêmes qu’on visse sur les rebords pour empêcher les pigeons de se poser.

    Sans Alexis, j’aurais continué mon chemin. J’aurais vu une installation abstraite. Peut-être jolie. Probablement oubliable. Le guide a forcé la lecture par strates. La banderole attirait l’œil comme une guirlande attire l’œil. Le filet camouflait comme un filet de camouflage camoufle. Les pics restaient invisibles comme ils restent invisibles dans l’espace public. Tout était littéral. Chaque élément fonctionnait exactement comme son référent réel.

    Cette œuvre m’accompagne depuis samedi. Pourtant je ne me souviens plus du nom.

    La médiation change tout

    Alexis parlait avec passion. Il décrivait ce que chaque œuvre interrogeait. Comment elle avait été construite. Quelle pensée la structurait. Dans la première salle, Marina Abramović épuisait le langage sur un écran. Elle disait tous les mots qu’elle connaissait. Sa bouche formait les syllabes mécaniquement. Le langage se vidait à mesure qu’elle le prononçait.

    Sur un autre écran, Marina et Ulay se donnaient des claques. Le bruit résonnait. Leurs joues rougissaient. Ils continuaient. Alexis laissait le silence s’installer. Il nous demandait où intervenait le spectateur. Quand l’art devenait-il insupportable. Pouvait-on tout autoriser au nom de la performance.

    Les panneaux de projection formaient un labyrinthe. En passant, nos ombres se projetaient sur les surfaces. Nous perturbions l’œuvre en la regardant. Alexis expliquait que l’artiste avait prévu cette intrusion. Le spectateur devenait acteur malgré lui. La scénographie elle-même faisait partie du projet.

    Plus loin, Journey to Asazi de Simphiwe Ndzube occupait une salle entière. Une procession de sculptures imposantes. Des personnages étranges défilaient. Une barque à taille humaine portait d’autres figures. Un corps suspendu au plafond dominait l’ensemble. Sans Alexis, l’installation serait restée hermétique. Pourquoi ces personnages. Que signifiaient-ils.

    L’exposition Histoires personnelles / Réalités politiques croisait les collections du macLYON et du MoCAB de Belgrade. Chaque culture regarde le monde différemment. Chaque position géographique façonne la perception. Alexis plaçait chaque œuvre dans son contexte. Il décodait les symboles. Il expliquait les références. Cette médiation transformait ma visite. Sans elle, j’aurais traversé les salles en surface.

    L’intentionnalité comme énigme

    En quittant le musée, une question me poursuivait. L’IA générative produit des images. Elle compose de la musique. Elle écrit des textes. Via l’impression 3D, elle pourrait créer des sculptures. Elle réalise déjà des performances vidéo. Elle maîtrise de plus en plus de médiums. Mais peut-elle porter une intention.

    L’artiste pense avant de créer. La forme découle du concept. Le médium sert le propos. Marina Abramović épuise le langage pour interroger la communication. L’artiste au filet camoufle pour révéler les mécanismes d’invisibilisation. Rajni Perera et Marigold Santos, dans la dernière salle consacrée à Efflorescence / Tel est notre éveil, tissent des mythes pour explorer l’immigration et la renaissance. Deux intentionnalités fusionnent en une œuvre hybride.

    L’IA générative reçoit une instruction. Elle produit un résultat. Entre les deux, que se passe-t-il. Les modèles réfléchissent. Ils émettent des hypothèses. Ils ajustent leur production. Mais pourquoi créent-ils. Quelle nécessité les pousse. Quel projet sous-tend leur geste.

    Aujourd’hui, lundi, j’ai parlé avec un ami. Il utilise plusieurs outils d’IA pour concevoir des modèles 3D. Il les imprime ensuite. Il ajuste les paramètres. Il teste différentes configurations. Il obtient des objets complexes qu’il n’aurait jamais pu dessiner à la main. L’IA devient son outil. Comme le pinceau pour le peintre. Comme la caméra pour le vidéaste.

    Cette conversation a déplacé ma réflexion. L’IA pure, celle qui génère sans humain, reste peut-être vide d’intention. Mais l’IA comme extension de l’artiste change la donne. L’humain conçoit le projet. L’IA démultiplie les possibles. L’intentionnalité traverse l’outil sans s’y dissoudre.

    Je repense aux banderoles et au filet. L’artiste a choisi chaque élément. La banderole pour attirer. Le filet pour camoufler. Les pics pour menacer. Cette séquence forme un système. Un algorithme aurait-il pu concevoir cet agencement. Peut-être. Aurait-il su pourquoi l’agencer ainsi. Je ne sais pas.

    Marina Abramović se donnait des claques pour interroger les limites de l’acceptable. Si une IA générait une vidéo similaire, sans corps réel, sans douleur réelle, l’œuvre garderait-elle sa force. Le concept survivrait. La forme resterait. Mais quelque chose manquerait. Le risque. L’engagement physique. La vulnérabilité.

    Ce qui demeure

    Je ne me souviens plus du nom de l’artiste au filet de camouflage. Cette amnésie interroge la relation entre créateur et création. L’œuvre tient-elle par elle-même ou nécessite-t-elle son auteur. Le projet artistique transcende-t-il l’identité de celui qui le porte.

    Sans le guide, je n’aurais jamais compris cette œuvre. Les strates seraient restées invisibles. Pourtant aujourd’hui, sans me souvenir du nom, je garde l’œuvre. Les banderoles qui attirent. Les pics invisibles. Le filet qui camoufle. La littéralité des matériaux. Elle fonctionne dans ma mémoire indépendamment de son créateur.

    L’exploration suffit-elle. Le hasard peut créer des formes fascinantes. La nature produit des structures hypnotiques. Personne ne parle d’intentionnalité pour un cristal de neige. Pourtant sa beauté opère.

    Peut-être l’intentionnalité importe-t-elle moins que je le pensais samedi. Peut-être l’œuvre existe-t-elle indépendamment de la volonté qui la précède. Ou peut-être cette volonté reste-t-elle nécessaire, même quand on l’oublie, pour que la forme devienne œuvre et pas seulement objet.

    Samedi, je suis entré au musée avec une certitude. L’IA ne peut pas créer comme les artistes créent. Aujourd’hui, lundi, je n’ai plus de certitude. Mon ami imprime des formes complexes. D’autres composent avec des algorithmes. D’autres encore filment avec des modèles génératifs. L’intentionnalité traverse peut-être ces nouvelles pratiques.

    Ou peut-être l’intentionnalité elle-même évolue. Peut-être elle se réinvente avec chaque médium. Marina épuisait le langage avec son corps. L’artiste au filet épuisait le camouflage avec des matériaux littéraux. Demain, quelqu’un épuisera peut-être les algorithmes génératifs avec une intention que nous ne savons pas encore nommer.

    Les salles du macLYON gardent les œuvres. Alexis continue ses visites. Les spectateurs projettent leurs ombres sur les panneaux. Et moi je garde une œuvre sans nom, un filet de camouflage qui camoufle des pics, qui fonctionne même quand j’oublie qui l’a conçue.

    C’est peut-être ça, l’art. Ce qui reste quand on a tout oublié sauf l’essentiel.

    Quelques notes complémentaires sur l’IA, l’art et l’intentionnalité.

  • Reprendre le contrôle de son téléphone (sans le jeter)

    Le téléphone est le dispositif le plus intime de surveillance et de captation que nous ayons jamais accepté. Il sait où nous sommes à chaque instant, ce que nous regardons, qui nous contactons, combien de temps nous dormons. Il nous interrompt, nous sollicite, nous happe. Il transforme chaque temps mort en opportunité de connexion compulsive.

    Après avoir découplé ses mots de passe et migré son email, reprendre la main sur son téléphone est une super bonne idée.

    Le piège du dumbphone

    Face à l’addiction au smartphone, une solution revient souvent : le dumbphone. Un téléphone basique, qui fait juste appels et SMS. Retour à l’essentiel. Déconnexion.

    C’est séduisant. Mais c’est une idées qui n’est pas immédiatement accessible.

    Premièrement, c’est extrême. Le smartphone reste utile : navigation GPS, appareil photo, accès à certaines informations en mobilité. Le rejeter totalement, c’est se couper de fonctionnalités légitimes.

    Deuxièmement, ça coûte. Acheter un nouveau téléphone, c’est consommer des ressources, produire des déchets électroniques. Mon smartphone actuel fonctionne. Le remplacer par un appareil moins capable ne résout rien sur le plan écologique.

    Troisièmement, ça ne règle pas le problème de fond. Le problème n’est pas forcément le téléphone. C’est mon rapport au téléphone. C’est l’architecture des applications qui capte mon attention.

    La solution qui me semblait la plus adaptée pour moi : limiter le smartphone actuel. Le rendre moins captivant. Le transformer en outil sobre au lieu d’un distributeur de dopamine.

    L’économie de l’attention et la captivité mentale

    Le modèle économique des plateformes repose sur un principe simple : plus je passe de temps sur leurs services, plus elles génèrent de revenus. Mon cerveau est devenu la ressource rare à capter et monétiser.

    Les interfaces sont conçues pour ça. Notifications push calculées pour maximiser ma réactivité. Fils d’actualité infinis qui empêchent tout point d’arrêt naturel. Suggestions algorithmiques qui anticipent mes désirs avant même que je les formule. Ces mécanismes ne sont pas bugs. Ce sont des fonctionnalités.

    Matthew Crawford parle dans Contact de la destruction de notre capacité d’attention profonde. Nous ne lisons plus, nous scannons. Nous ne réfléchissons plus, nous réagissons. Nous ne choisissons plus ce que nous voulons faire, nous répondons aux sollicitations qui nous parviennent.

    Le téléphone concentre tous ces mécanismes dans un objet que je garde en permanence à portée de main. Il s’invite dans mes repas, mes conversations, mes moments d’intimité. Il transforme chaque seconde d’attente en opportunité de scroll compulsif.

    Ma stratégie de limitation (sans changer de téléphone)

    J’ai appliqué trois principes : réduire la surface d’attaque, supprimer les notifications, reprendre le contrôle du flux d’information.

    1. Interface minimaliste : olauncher

    J’ai installé olauncher, un lanceur open source ultra-minimaliste.

    Ce que ça change :

    • Écran noir avec juste l’heure et 8 raccourcis que je choisis
    • Pas de barre de recherche Google permanente
    • Pas de widgets
    • Pas d’icônes colorées qui attirent l’œil
    • Recherche texte pour accéder aux autres applications

    Les applications disparaissent de mon champ de vision. Je les oublie. Je ne les utilise que quand j’en ai vraiment besoin, pas par réflexe.

    olauncher affiche aussi le temps d’écran directement sur l’accueil. Je vois combien de temps j’ai passé sur le téléphone aujourd’hui. Pas pour me culpabiliser, mais pour rendre visible ce qui était invisible. La conscience précède le changement.

    Tout le reste nécessite une recherche active. Cette friction suffit à casser les automatismes.

    2. Suppression maximale des applications

    J’ai désinstallé tout ce qui capte l’attention sans apporter de valeur.

    Complètement supprimés :

    • Instagram
    • X (anciennement Twitter)
    • TikTok
    • Facebook
    • LinkedIn
    • Google News
    • Toutes les applications de jeux

    Résultat : je n’utilise plus de réseau social au quotidien. Zéro. À part YouTube, mais j’y reviendrai.

    La peur initiale : « je vais rater des choses ». La réalité : je n’ai rien raté d’important. Les vraies informations arrivent par d’autres canaux (discussions, email, quelques sites que je consulte activement). Le reste, c’était du bruit.

    3. Désactivation de toutes les notifications

    Toutes. Sans exception.

    • Pas de notifications email
    • Pas de notifications messages (sauf appels)
    • Pas de notifications applications
    • Pas de sonnerie (sauf pour les appels)

    Juste une petite LED qui clignote si j’ai reçu un message. Je consulte quand je décide de consulter. Le téléphone ne décide plus pour moi.

    Ce que ça change : la différence entre mode « push » et mode « pull ». En mode push, les informations me parviennent en permanence. Je réagis. En mode pull, je tire l’information quand j’en ai besoin. Je choisis.

    Cette simple bascule a divisé mon temps d’écran par deux.

    4. Flux tiré : RSS au lieu d’algorithmes

    Google News, Apple News, tous ces agrégateurs « intelligents » décident pour moi ce que je devrais lire. Ils optimisent le flux pour mon engagement, pas pour mon information.

    J’utilise maintenant Feedflow, un lecteur RSS open source.

    Principe : je m’abonne aux flux RSS des sites que je veux suivre. Le Monde, Reporterre, quelques blogs comme celui de Framasoft par exemple. Pas d’algorithme. Pas de suggestion. Juste les articles des sources que j’ai choisies, dans l’ordre chronologique.

    Le compromis : plus de contrôle, mais moins de diversité. Je ne tombe plus par hasard sur des sujets inattendus. Je reste dans ma bulle. C’est le prix de la maîtrise : on perd la sérendipité.

    Comment j’équilibre : j’écoute la radio, je fais des recherches, je sélectionne les newsletter qui m’intéressent, je consulte deux ou trois sites généralistes. Lecture longue, posée. Je découvre des sujets hors de mes flux habituels. Mais c’est un moment choisi, pas un scroll compulsif.

    5. Le problème YouTube

    YouTube reste sur mon téléphone. C’est mon dernier bastion de consommation algorithmique.

    Pourquoi je ne l’ai pas supprimé : je consomme YouTube comme des podcasts. Interviews de Jeanne Guien, documentaires d’Arte, conférences. C’est de la consommation intellectuelle. Parfois, les suggestions sont pertinentes. Je découvre des choses intéressantes.

    Le piège : les shorts. Ces vidéos de 30 secondes qui s’enchaînent. Certaines sont intéressantes. Beaucoup sont du divertissement pur. Rapidement, je scrolle sans réfléchir. Je perds la main.

    Ma solution actuelle : j’ai demandé à YouTube de masquer les shorts (trois petits points sur la section Shorts → « Afficher moins de shorts »). Ça réduit leur visibilité. Ça ne les supprime pas, mais ça limite la tentation.

    L’alternative : NewPipe

    NewPipe est un client YouTube open source qui retire les éléments addictifs. Pas de suggestions en page d’accueil, pas de shorts, pas de commentaires. Juste une barre de recherche et tes abonnements.

    Je l’ai installé. Je teste. Pour l’instant, j’utilise encore l’appli YouTube officielle, mais je bascule progressivement.

    Le problème de la monétisation : NewPipe ne rémunère pas les créateurs. Pas de pub, donc pas de revenus pour ceux qui produisent le contenu. C’est éthiquement problématique.

    Mes pistes :

    • Soutenir directement via Tipeee/Patreon les chaînes que je regarde vraiment
    • Garder YouTube officiel pour ces chaînes (ils touchent les revenus publicitaires)
    • Utiliser NewPipe pour le reste (clips, extraits, contenu jetable)

    Je n’ai pas encore tranché. C’est un compromis imparfait. Mais c’est mieux que de nourrir l’algorithme sans soutenir personne.

    Les applications open source (et F-Droid)

    Google Play Store, c’est pratique. Mais c’est aussi un vecteur de tracking et de dépendance à Google Play Services. Beaucoup d’applications refusent de tourner sans ces services.

    F-Droid est un store d’applications open source. Pas de tracking, pas de pub, pas de Google. Les applications sont auditées pour la vie privée.

    Ce que j’ai installé depuis F-Droid :

    Email : FairEmail
    Client email open source. Configuration IMAP/SMTP avec Infomaniak. Léger, rapide, respectueux. Remplace l’appli Gmail.

    Navigation : OsmAnd
    GPS basé sur OpenStreetMap. Navigation hors ligne, guidage vocal, profils vélo/marche/voiture. Remplace Google Maps. Moins optimal parfois sur le calcul d’itinéraire, mais suffisant pour 95% de mes trajets.

    YouTube : NewPipe
    Client YouTube sans Google. Pas de pub, pas de tracking, pas de suggestions envahissantes. Téléchargement des vidéos possible. Écoute en arrière-plan.

    RSS : Feedflow
    Lecteur RSS minimaliste. Synchronisation via Nextcloud (j’ai le même flux sur téléphone et desktop).

    Launcher : olauncher
    Déjà mentionné. Interface minimaliste.

    Navigateur : Firefox
    Pas open source à 100%, mais respectueux. Extensions uBlock Origin et ClearURLs pour bloquer les trackers.

    Ce que je ne peux pas encore remplacer :

    Certaines applications n’ont pas d’équivalent open source viable :

    • Educartable (application de l’école des enfants)
    • Applications bancaires (exigent Google Play Services)
    • Quelques services administratifs

    Pour ces cas, je garde le Play Store. Compromis nécessaire.

    Les limites de mon approche

    Perte de confort : certaines applications sont moins fluides que leurs équivalents propriétaires. OsmAnd est plus lent au démarrage que Google Maps. FairEmail est moins intégré que Gmail.

    Perte de découverte : sans algorithme, je ne tombe plus par hasard sur des contenus inattendus. Ma consommation d’information est plus étroite.

    Isolation sociale relative : ne plus être sur Instagram/Facebook, c’est aussi manquer certaines invitations, certains événements. Mes amis les partagent là-bas. Je dois demander activement.

    Compromis YouTube : je n’ai pas encore trouvé l’équilibre parfait entre découverte, qualité et respect des créateurs.

    Après 6 mois

    Mon temps d’écran est passé à 2h par jour en moyenne sur mobile (en comprenant le visionnage de vidéo Youtube) et je cible 1h30. J’ouvre mon téléphone moins souvent. Je ne scrolle plus par réflexe. Je consulte quand j’ai besoin, pas quand le téléphone décide.

    Avant, je lisais. Beaucoup même. Mais de moins en moins d’essais. Trop exigeants. Trop longs.

    Sur YouTube, j’étais découragé par les vidéos de plus de 10 minutes. Une conférence d’une heure ? Impossible. Même pour des sujets qui m’intéressaient vraiment, le sentiment que je n’avais pas le temps.

    Après quelques mois de téléphone sobre, quelque chose s’est réparé.

    Je lis à nouveau des essais. Des textes exigeants. Je tiens. Je comprends. Je ne décroche plus toutes les trois pages.

    Je regarde des conférences complètes avec plaisir.

    Le téléphone est redevenu un outil. Il ne me contrôle plus. Ou moins.

    Et ensuite ?

    Cette configuration est encore imparfaite. Je teste, j’ajuste. Le prochain article abordera une question plus radicale : faut-il envisager des systèmes d’exploitation dégooglisés comme LineageOS ou /e/OS ? Quels sont les gains réels ? Quelles sont les contraintes ?

    Et au-delà du téléphone : comment organiser son ordinateur de travail ? Comment limiter la dispersion sur desktop ? Comment découpler les outils de productivité ?

    Le principe reste le même : découpler, simplifier, reprendre le contrôle. Un composant à la fois.


    Ressources

    Lanceur minimaliste :

    Store d’applications open source :

    Applications recommandées :

    Soutenir les créateurs :

    Pour aller plus loin :

  • L’aliénation du mot de passe (et comment j’essaie d’en sortir)

    Les mots de passe sont devenus si nombreux, si complexes, si obligatoires qu’on nous a vendu la solution : laisse ton navigateur s’en occuper. Et c’est exactement ça, le piège. Le navigateur prend la place de mon cerveau. Il compense une contrainte artificielle que le système a lui-même créée. Résultat : changer de navigateur devient pénible. Utiliser un autre ordinateur devient compliqué. Je suis verrouillé.

    Ivan Illich appelait ça un « outil aliénant » : un outil qui crée la dépendance au lieu d’augmenter l’autonomie. Le gestionnaire de mots de passe résout un problème qu’il contribue à générer.

    Le trajet classique : enthousiasme, désillusion, réappropriation

    J’ai passé des années sur Linux. J’ouvrais les PC pour comprendre comment ils fonctionnaient. Je bidouillais, j’utilisais de l’open source, je contribuais aux communs numériques. Puis j’ai vieilli. J’ai commencé à travailler. On m’a imposé des systèmes fermés. Je suis tombé dans le confort des écosystèmes connectés qui font tout à la place. Je me suis habitué.

    J’ai perdu du temps sur Twitter, Facebook, Instagram, TikTok avant de tout désinstaller. YouTube reste. Je me dis qu’il y a des choses intéressantes dessus. C’est vrai. Mais les shorts me happent parfois. Je scrolle. Je perds la main.

    L’arrivée de l’IA a ravivé ces questions. Externaliser sa pensée dans un outil, c’est pratique. Mais quelle relation je veux avec ça ? Comment garder un rapport qui ne soit pas aliénant ? Comment accepter qu’un jour, il faudra peut-être s’en passer ?

    Le problème du couplage

    Quand Chrome ou Firefox garde mes mots de passe, mon navigateur devient mon gestionnaire de mots de passe. Les deux sont couplés. Indissociables.

    C’est pratique. Mais c’est un verrouillage.

    Si je veux changer de navigateur, je dois exporter mes mots de passe, les importer ailleurs, reconfigurer. Si je veux utiliser un autre ordinateur, mes mots de passe ne sont pas là.

    Plus grave : je ne peux pas accéder à mes mots de passe en dehors du navigateur. Pour vérifier un mot de passe sans ouvrir le site, pour le noter ailleurs, pour le partager avec quelqu’un, je dois passer par le navigateur. L’outil qui devrait servir à naviguer contrôle aussi mes identifiants.

    C’est ce qu’on appelle le couplage : deux fonctions différentes (naviguer et gérer des mots de passe) liées dans un même outil. Et le couplage crée le verrouillage.

    Le principe du découplage

    En architecture logicielle, le découplage est un principe simple : séparer les fonctions pour que chacune fasse son travail indépendamment.

    Un navigateur devrait naviguer. Afficher des pages web, gérer des onglets, exécuter du JavaScript. Point.

    Un gestionnaire de mots de passe devrait gérer les mots de passe. Les stocker de manière sécurisée, les remplir automatiquement, les synchroniser entre appareils. Point.

    Quand ces deux fonctions sont couplées, je ne peux plus changer l’une sans impacter l’autre.

    Le découplage résout ça. Mes mots de passe existent dans un outil indépendant. Je les utilise dans n’importe quel navigateur. Je change de navigateur sans friction. Je garde le contrôle.

    C’est le même principe partout :

    • Mes emails ne devraient pas dépendre de Google (découpler fournisseur email / fournisseur de services)
    • Mes fichiers ne devraient pas être enfermés dans Google Doc ou iCloud (découpler stockage / système d’exploitation)
    • Mes applications Android ne devraient pas exiger Google Play Services (découpler apps / écosystème propriétaire)

    Le découplage, c’est la condition de l’autonomie. On ne peut être libre qu’avec des outils qu’on peut remplacer.

    Pourquoi les navigateurs veulent coupler

    Le couplage n’est pas accidentel. Il sert une stratégie commerciale.

    Pour Chrome : garder tes mots de passe, c’est te garder dans l’écosystème Google. Tu ne partiras pas facilement. Google sait que la friction du changement (exporter, réimporter, reconfigurer) suffit à retenir la plupart des gens.

    Pour Firefox : c’est moins prédateur, mais le résultat est identique. Firefox Sync te lie à Firefox. Tu changes de navigateur, tu perds le confort de la synchronisation.

    Ce qu’ils vendent comme « intégration fluide », c’est du verrouillage propriétaire. Le terme technique : vendor lock-in. Tu deviens dépendant d’un fournisseur qui peut changer ses conditions, augmenter ses prix, ou disparaître.

    Avant de découpler : reprendre le contrôle de son email

    Avant de parler de gestionnaires de mots de passe, il faut régler un problème plus profond : l’email.

    Gmail n’est pas qu’un fournisseur d’email. C’est devenu un fournisseur d’identité. Des centaines de services utilisent « Se connecter avec Google » (OAuth). Sans compte Google, certains services deviennent inaccessibles. C’est un verrouillage encore plus insidieux que les mots de passe.

    De plus, Gmail est la porte d’entrée de tous tes comptes. La réinitialisation de mots de passe passe par email. Si tu perds l’accès à Gmail, tu perds l’accès à tout. Et Google peut suspendre ton compte sans préavis, sans recours.

    La migration email est le prérequis. Sans ça, découpler les mots de passe ne sert à rien.

    Les alternatives respectueuses

    J’ai choisi Infomaniak avec la suite kSuite. Hébergeur suisse, soumis au droit suisse (plus protecteur que le droit américain). Pas de monétisation de mes données. Pas de tracking publicitaire. Interopérabilité totale (IMAP, CalDAV, CardDAV).

    Mailo est une autre option. Français, axé vie privée, gratuit jusqu’à 1 Go, payant au-delà. Moins de fonctionnalités qu’Infomaniak (pas de cloud intégré), mais solide sur l’email.

    D’autres alternatives : Proton Mail (chiffrement zero-knowledge, mais moins interopérable), Posteo ou Mailbox.org (Allemagne, RGPD).

    La stratégie de migration

    Phase 1 : Créer la nouvelle adresse (semaine 1)

    • Ouvrir un compte Infomaniak ou Mailo
    • Configurer l’adresse sur tous mes appareils
    • Tester l’envoi/réception

    Phase 2 : Redirection temporaire (mois 1-3)

    • Gmail : Paramètres → Transfert → Rediriger vers la nouvelle adresse
    • Tous les emails arrivent sur Infomaniak
    • Je peux répondre depuis Infomaniak ou Gmail
    • Période de test sans tout casser

    Phase 3 : Identifier les services critiques (mois 2-4)

    • Lister tous les services où j’utilise Gmail
    • Priorité : banque, impôts, santé, travail
    • Changer l’adresse email sur ces comptes un par un

    Phase 4 : Le problème OAuth Google

    C’est là que ça se complique. Certains services n’offrent QUE l’authentification Google. Pas de compte classique possible.

    Stratégie :

    1. Vérifier si le service permet d’ajouter une méthode de connexion alternative (email + mot de passe)
    2. Si oui : ajouter email + mot de passe AVANT de retirer Google
    3. Si non : garder Google uniquement pour ces 2-3 services récalcitrants, ou abandonner le service

    Les alias email : utiliser SimpleLogin ou AnonAddy. Je crée des alias (comme amazon.xyz@simplelogin.com) qui redirigent vers votre vrai email. Si un service vend votre adresse, vous pouvez couper l’alias. Le service ne connaît jamais votre vrai email.

    Sans aller aussi loin il est aussi possible sur informaniak par exemple d’utiliser un alias type monmail+newsletter@etik.com ce qui permet de filtrer et traiter automatiquement les notifications reçus de services en ligne.

    Phase 5 : Couper la redirection Gmail

    • Quand la majorité des comptes sont migrés
    • Gmail devient une boîte morte, gardée uniquement pour l’authentification OAuth de quelques services
    • Je consulte Gmail une fois par mois pour vérifier qu’il ne reste rien d’important

    Les solutions découplées pour les mots de passe

    Une fois l’email migré, je peux m’attaquer aux mots de passe. Parce que maintenant, mon adresse email de récupération n’est plus chez Google. Je peux créer des comptes classiques (email + mot de passe) sans dépendre d’OAuth.

    J’ai testé trois approches pour découpler mes mots de passe du navigateur.

    1. Bitwarden (mon choix)

    Principe : gestionnaire open source, multi-plateformes, avec extension navigateur.

    Avantages :

    • Fonctionne sur tous les navigateurs (Chrome, Firefox, Edge, Brave, Safari)
    • Synchronisation entre tous mes appareils (desktop, mobile, tablette)
    • Auto-remplissage aussi fluide que Chrome
    • Export facile si je veux partir
    • Peut s’auto-héberger (via Vaultwarden)
    • Gratuit pour usage illimité

    Inconvénients :

    • Nécessite un mot de passe maître solide
    • Légèrement moins intégré que les solutions natives (mais c’est le prix de la liberté)

    Pourquoi ce choix : portabilité maximale. Je peux changer de navigateur demain sans tout casser. Je peux basculer vers l’auto-hébergement plus tard si je veux.

    2. KeePassXC (pour les puristes)

    Principe : base de données locale, chiffrée, aucun cloud.

    Avantages :

    • Contrôle total (fichier local que tu stockes où tu veux)
    • Aucune dépendance à un service tiers
    • Open source, audité depuis des années

    Inconvénients :

    • Synchronisation manuelle entre appareils (via Nextcloud ou Syncthing)
    • Moins fluide sur mobile
    • Courbe d’apprentissage plus raide

    Pour qui : ceux qui veulent la souveraineté absolue et acceptent moins de confort.

    3. Méthode mnémotechnique (le backup mental)

    Principe : formule personnelle pour générer des mots de passe mémorisables.

    Exemple : « Je suis né à Clermont-Ferrand en 1985 » devient JsnaC-Fe1985. J’ajoute le nom du site + un symbole : JsnaC-Fe1985-Amazon!

    Avantages :

    • Zéro dépendance technique
    • Fonctionne même sans ordinateur

    Inconvénients :

    • Limité à quelques sites critiques
    • Moins sécurisé que des mots de passe générés aléatoirement

    Comment migrer (guide pratique)

    Étape 0 : Migrer l’email (voir section précédente)

    • Créer compte Infomaniak/Mailo
    • Configurer redirection Gmail
    • Commencer à changer les comptes critiques

    Étape 1 : Exporter depuis Chrome

    • Chrome → Paramètres → Mots de passe → ⋮ → Exporter les mots de passe
    • Fichier CSV sauvegardé (attention : non chiffré, à supprimer après)

    Étape 2 : Installer Bitwarden

    • Compte gratuit sur bitwarden.com (avec la nouvelle adresse Infomaniak)
    • Extension installée sur Chrome (oui, d’abord sur Chrome ou Firefox, le navigateur que vous utilisez en pratique)
    • Application desktop téléchargée

    Étape 3 : Importer

    • Bitwarden → Outils → Importer des données → Chrome (CSV)
    • Vérification : tous les mots de passe sont là
    • Suppression du fichier CSV

    Étape 4 : Tester (2 semaines)

    • Utilisation de Bitwarden en parallèle de Chrome
    • Vérification que l’auto-remplissage fonctionne
    • Ajustement des mots de passe faibles (audit intégré)

    Étape 5 : Installer sur Firefox

    • Extension Bitwarden sur Firefox
    • Connexion au même coffre
    • Vérification : les mots de passe sont accessibles partout

    Étape 6 : Désactiver les gestionnaires natifs

    • Chrome → Paramètres → Mots de passe → Proposer d’enregistrer les mots de passe (OFF)
    • Firefox → Paramètres → Vie privée et sécurité → Identifiants et mots de passe (OFF)

    Résultat : mes mots de passe ne dépendent plus du navigateur. Je peux basculer de l’un à l’autre sans friction.

    Les pièges rencontrés

    Piège 1 : Ne pas migrer l’email d’abord
    Au début, j’ai voulu juste changer de gestionnaire de mots de passe. Mais tous mes comptes utilisaient Gmail. J’ai réalisé qu’il fallait d’abord migrer l’email, sinon je restais dépendant de Google.

    Piège 2 : Le mot de passe maître faible
    J’ai utilisé la méthode Diceware pour en générer un solide : 6 mots aléatoires tirés aux dés. Long, mémorisable, incraquable.

    Piège 3 : Ne pas désactiver les gestionnaires natifs
    Au début, Chrome ET Bitwarden proposaient d’enregistrer les mots de passe. Doublon, confusion. J’ai désactivé Chrome.

    Piège 4 : Vouloir tout migrer d’un coup
    Commencer par les 10 services critiques. Le reste, progressivement. Un service par semaine.

    Piège 5 : Les services OAuth-only
    Certains services n’offrent que Google/Facebook/Apple. J’ai dû choisir : abandonner le service ou garder Google juste pour ça. J’ai gardé Google pour 3 services. C’est un compromis. Pas parfait, mais tenable.

    Et ensuite ?

    Le découplage des mots de passe et la migration email ne sont que les premières étapes. Le prochain article de cette série abordera l’environnement Android : comment sortir de la dépendance à Google Play Services, quelles applications open source utiliser (Thunderbird pour les mails, OsmAnd pour la navigation, NewPipe pour YouTube), et comment configurer son téléphone pour limiter l’invasion de l’économie de l’attention.

    Le principe reste le même : découpler pour retrouver le contrôle. Un composant à la fois.


    Ressources

    Hébergeurs email respectueux :

    Alias email :

    Gestionnaires découplés :

    Guides de migration :

    Pour aller plus loin :

    CHATONS (hébergeurs alternatifs) : https://chatons.org

  • Sortir du techno-cocon : pourquoi et comment reprendre la main

    Ce texte cite beaucoup de penseurs. Trop, peut-être. Les concepts m’intéressent plus que les auteurs, mais je cite mes sources. Et oui, il y a une référence à Vichy (désolé pour le point Godwin, mais parfois l’histoire illustre mieux que la théorie). Si les noms vous perdent, sautez-les. L’essentiel est ailleurs : dans la mécanique qu’ils décrivent, pas dans leur autorité.

    Il y a quelques semaines, j’ai voulu me connecter à un site depuis Firefox. Impossible de retrouver le mot de passe. Il était dans Chrome. Coincé là. Cette petite frustration m’a fait réaliser quelque chose : je suis prisonnier de mon navigateur.

    Cette prise de conscience n’est pas venue seule. Elle s’inscrit dans une réflexion plus large sur les systèmes de domination numériques, ce que Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance » et ce qu’Alain Damasio nomme le « techno-cocon ». Des outils que nous croyons utiliser librement nous enferment progressivement dans des dépendances invisibles.

    Ce billet inaugure une série de posts pratiques pour sortir de ces dépendances. Pas par purisme technologique, mais pour retrouver de l’autonomie. Pas contre la technique, mais pour une technique conviviale, au sens où l’entendait Ivan Illich.

    Le confort qui capture

    Les services Google, Apple, Microsoft fonctionnent remarquablement bien. Tout s’intègre, se synchronise, s’anticipe. Gmail devine ce que vous cherchez. Google Maps vous guide sans que vous ayez à réfléchir. YouTube vous suggère la prochaine vidéo avant même que vous ne sachiez ce que vous voulez regarder.

    Ces services ne sont pas gratuits. Nous les payons avec nos données, notre attention et notre liberté cognitive [1]. La différence avec un service payant comme Infomaniak (environ 20 euros par an pour email, cloud et agenda avec kSuite) est faible. Moins de 2 euros par mois.

    Mais la vraie différence ne se compte pas en euros.

    L’asymétrie du savoir

    Bernard Stiegler parlait de « prolétarisation » pour désigner la perte progressive de savoir-faire qui nous rend dépendants[2]. Quand Chrome retient nos mots de passe, notre cerveau cesse de développer des stratégies mnémotechniques. Quand Google Maps nous guide, nous désapprenons à lire une carte. Quand Gmail organise notre correspondance, nous oublions comment archiver nos propres données.

    Cette dépendance n’est pas accidentelle. Elle est structurelle.

    Shoshana Zuboff montre dans L’Âge du capitalisme de surveillance que les données individuelles ne sont pas le produit final. Le produit, c’est nous. Notre comportement modifié, prévisible, monétisable[3]. YouTube ne nous suggère pas des vidéos pour nous informer, mais pour maximiser notre temps de visionnage. Google ne nous montre pas des publicités au hasard, mais au moment où nous sommes psychologiquement les plus vulnérables.

    L’asymétrie est totale : ces entreprises savent tout de nous. Nous ne savons rien d’elles. Nous ne pouvons pas auditer leurs algorithmes. Nous ne savons pas qui accède à nos données. Nous ne contrôlons rien.

    Cette asymétrie rappelle le panoptique décrit par Michel Foucault : celui qui observe sans être observé peut exercer un pouvoir sur les comportements, même sans coercition directe[12]. Nous modifions nos actions simplement parce que nous savons être surveillés, ou parce que les systèmes orientent nos choix de manière invisible.

    L’économie de l’attention et l’invasion du quotidien

    Le modèle économique de ces plateformes repose sur un principe simple : plus nous passons de temps sur leurs services, plus elles génèrent de revenus. Nos cerveaux sont devenus la ressource rare à capter et monétiser.

    Tristan Harris, ancien designer éthique chez Google, décrit les mécanismes de cette « économie de l’attention » : notifications push calculées pour maximiser notre réactivité, fils d’actualité infinis qui empêchent tout point d’arrêt naturel, suggestions algorithmiques qui anticipent nos désirs avant même que nous les formulions[13]. Ces interfaces ne sont pas conçues pour notre bien-être, mais pour notre captation.

    Le téléphone portable concentre tous ces mécanismes dans un objet que nous gardons à portée de main en permanence. Il s’invite dans nos repas, nos conversations, nos moments d’intimité. Il interrompt notre sommeil par des notifications nocturnes. Il transforme chaque temps mort – une file d’attente, un trajet en transport – en opportunité de connexion compulsive.

    Cette intrusion n’est pas accidentelle. Elle découle d’une architecture délibérée. Les « dark patterns » (motifs trompeurs) étudiés par Harry Brignull montrent comment les interfaces nous poussent vers certains comportements : boutons de désinscription invisibles, double négation pour obtenir un consentement, gamification des interactions pour créer de l’addiction[14].

    Matthew Crawford analyse dans Contact comment cette sollicitation permanente détruit notre capacité d’attention profonde[15]. Nous ne lisons plus, nous scannons. Nous ne réfléchissons plus, nous réagissons. Nous ne choisissons plus ce que nous voulons faire, nous répondons aux sollicitations qui nous parviennent.

    À seize ans, quand on m’a offert mon premier portable, j’ai immédiatement constaté un paradoxe : retrouver des amis à une heure et un lieu précis était devenu plus compliqué. Avant, nous fixions un rendez-vous et nous y tenions. Avec le portable, tout devenait flou : « on se retrouve par là, on s’appelle ». Résultat : vingt minutes perdues à se coordonner par messages au lieu d’être simplement présents au bon endroit au bon moment. Le téléphone avait détruit notre capacité à faire simple.

    Cette invasion se double d’une surveillance permanente. Le téléphone sait où nous sommes à chaque instant, ce que nous regardons, qui nous contactons, combien de temps nous dormons. Il devient le dispositif de tracking le plus intime jamais inventé, que nous transportons volontairement.

    La donnée n’est jamais « juste une donnée »

    On pourrait se dire : « Je n’ai rien à cacher, pourquoi cela poserait-il problème ? »

    Edward Snowden répondait à cela : « Dire qu’on se fiche du droit à la vie privée parce qu’on n’a rien à cacher, c’est comme dire qu’on se fiche de la liberté d’expression parce qu’on n’a rien à dire »[4].

    Le problème n’est pas ce que nous avons à cacher aujourd’hui. Le problème est ce que ces données deviennent demain.

    Avec un compte Google, l’entreprise dispose de tous nos emails (contenu, expéditeurs, dates), notre agenda (où nous allons, quand, avec qui), nos recherches (ce qui nous intéresse, nous inquiète, nous questionne), nos déplacements (Maps), nos vidéos regardées (YouTube), nos achats (Gmail scanne les confirmations de commande), nos photos avec leurs métadonnées géolocalisées, nos contacts et la fréquence de nos interactions.

    Ces données, croisées et analysées, permettent de prédire notre orientation politique, de déduire notre état de santé, de savoir si nous cherchons un emploi, si nous avons des problèmes conjugaux, si nous sommes enceintes avant que nous ne le disions à notre famille. Elles permettent de cartographier notre réseau social et de modéliser nos habitudes, nos faiblesses, nos désirs[5].

    Individuellement, une donnée ne vaut rien. Collectivement, agrégée avec celles de millions d’autres personnes, elle devient du contrôle social. Google peut prédire les épidémies avant les autorités sanitaires. Il peut identifier les quartiers où la criminalité va augmenter. Il peut profiler des populations « à risque » et vendre ces analyses aux assurances, aux banques, aux États.

    L’histoire nous a montré que les données collectées dans un contexte bienveillant peuvent être retournées contre les populations. Les fichiers administratifs créés légalement en France ont servi sous Vichy à identifier et déporter des citoyens juifs. Ce qui était banal est devenu mortel quand le contexte politique a changé[6].

    On en trouve l’illustration parfaite dans la récente plainte de la Quadrature du net.

    Le technoféodalisme et la dette technique

    Evgeny Morozov parle de « solutionnisme technologique » : chaque solution technique génère de nouveaux problèmes qui appellent de nouvelles solutions, dans une spirale sans fin[7]. Les mots de passe complexes nécessitent des gestionnaires, qui créent une dépendance à un écosystème, qui produit un verrouillage.

    Cédric Durand et Razmig Keucheyan analysent ce phénomène comme une forme de féodalisme numérique : nous ne possédons plus nos outils, nous les louons[8]. Nos données, nos contenus, nos relations sociales existent sur des plateformes qui peuvent changer leurs conditions, augmenter leurs prix ou nous bannir sans recours. Nous sommes locataires, pas propriétaires.

    Jacques Ellul parlait de « l’autonomie de la technique » : la technique génère ses propres nécessités indépendamment de nos choix[9]. Le système des mots de passe illustre parfaitement ce mécanisme. Nous ne choisissons plus, nous suivons.

    Que faire ?

    Face à ces constats, plusieurs postures sont possibles.

    On peut accepter le compromis. Décider consciemment que le confort vaut le prix. C’est un choix légitime, tant qu’il est informé.

    On peut aussi chercher à reprendre la main. Pas par purisme, mais pour retrouver de l’autonomie. Pas pour rejeter la technique, mais pour construire un rapport différent avec elle.

    Ivan Illich distinguait les « outils conviviaux » (qui augmentent l’autonomie) des « outils aliénants » (qui créent la dépendance)[10]. Un gestionnaire de mots de passe intégré au navigateur appartient à la seconde catégorie : il résout un problème qu’il contribue à créer. Une alternative décentralisée comme Bitwarden ou KeePass relève de la première : elle nous donne le contrôle sans nous enfermer.

    Cette série de billets proposera des solutions concrètes, testées, pour migrer progressivement vers des outils qui respectent notre autonomie. Pas des solutions parfaites, mais des compromis tenables. Pas un grand soir numérique, mais des petits pas cohérents.

    Il s’agira de montrer qu’on peut :

    • Utiliser un gestionnaire de mots de passe qui n’enferme pas dans un navigateur
    • Migrer ses emails vers un fournisseur qui ne monétise pas nos données
    • Synchroniser son agenda et ses contacts sans passer par Google
    • Naviguer avec un GPS qui ne trace pas nos déplacements
    • Stocker ses fichiers sans les confier à une entreprise de surveillance
    • Reprendre le contrôle de son téléphone et limiter l’invasion des notifications

    Chaque billet sera un mode d’emploi pratique. Pas de discours militant. Juste du concret : comment faire, quels outils, quelles étapes, quels pièges éviter.

    L’objectif n’est pas de devenir ermite numérique. L’objectif est de rester dans le monde pour le transformer. Mais avec les yeux ouverts sur ce que nous acceptons et pourquoi.

    Alain Damasio parle du « techno-cocon », cette bulle confortable qui nous isole du réel tout en nous donnant l’illusion de l’hyper-connexion[11]. Sortir du techno-cocon ne signifie pas rejeter la technique. Cela signifie choisir des techniques qui nous émancipent plutôt que de nous asservir.

    Dans les prochains billets, nous verrons comment.


    Références

    [1] Estimation basée sur les rapports financiers d’Alphabet Inc. (maison-mère de Google), qui indique un revenu publicitaire moyen par utilisateur variant selon les régions. Voir : Alphabet Inc., Annual Report 2023.

    [2] Stiegler, Bernard. De la misère symbolique, tome 1, Galilée, 2004.

    [3] Zuboff, Shoshana. L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020 (édition française).

    [4] Snowden, Edward. Mémoires vives, Seuil, 2019, p. 234.

    [5] Ces capacités de profilage sont documentées dans : Kosinski, Michal, et al. « Private traits and attributes are predictable from digital records of human behavior », Proceedings of the National Academy of Sciences, 2013.

    [6] Sur l’utilisation des fichiers administratifs sous Vichy : Sémelin, Jacques. Persécutions et entraides dans la France occupée, Seuil, 2013.

    [7] Morozov, Evgeny. Pour tout résoudre, cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, FYP Éditions, 2014.

    [8] Durand, Cédric et Keucheyan, Razmig. « Technoféodalisme : critique de l’économie numérique », Zones, La Découverte, 2021.

    [9] Ellul, Jacques. Le Système technicien, Le Cherche Midi, 2012 (réédition).

    [10] Illich, Ivan. La Convivialité, Seuil, 1973.

    [11] Damasio développe le concept de « techno-cocon » dans plusieurs de ses interventions publiques et dans son roman Les Furtifs (La Volte, 2019).

    [12] Foucault, Michel. Surveiller et punir : Naissance de la prison, Gallimard, 1975.

    [13] Harris, Tristan. « How Technology is Hijacking Your Mind », Medium, 2016. Disponible en ligne : https://medium.com/thrive-global/how-technology-hijacks-peoples-minds-from-a-magician-and-google-s-design-ethicist-56d62ef5edf3

    [14] Brignull, Harry. « Dark Patterns: User Interfaces Designed to Trick People », darkpatterns.org, documentation continue depuis 2010.

    [15] Crawford, Matthew B. Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, La Découverte, 2016 (édition française).


    Pour aller plus loin

  • Désassembler le vivant

    J’ai le sentiment de vivre pas mal de choc intellectuels en ce moment. En rentrant hier j’ai écouté par hasard sur la route la série documentaire sur France Culture et plus précisément l’épisode 3/4 : « L’animalisation : matrice de toutes les dominations » de la série « Le monde après le spécisme – En finir avec l’oppression des animaux ».

    Je suis déjà sensibilisé à ces questions et malgré ça entendre David, employé dans un abattoir décrire son expérience à été un vrai choc. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à « Réparer les vivants » de Maylis de Kerangal qui était un livre qui m’avait beaucoup touché et par association d’idée j’avais « désassembler les vivants » un titre et une idée que j’avais besoin de mettre par écrit. Voilà ce que ça a donné, manière d’exorciser ce que ce documentaire à provoqué chez moi !


    Désassembler le vivant

    Cinq heures trente le réveil sonne, toujours à la même heure. Même le dimanche mon corps se réveille à cinq heures trente maintenant. Dormir c’est plus vraiment dormir c’est juste fermer les yeux et attendre que ça passe. Marie dort encore elle dort bien elle a cette chance de dormir bien moi je rêve de la chaîne je rêve du bruit ce grondement hydraulique ce sifflement des pistons même dans le silence je l’entends toujours

    L’aube n’existe pas. Les néons ont avalé la nuit.

    La douche pour me réveiller vraiment. L’eau, froide, sur la peau froide. Être propre avant d’aller là-bas. Marie dit que je sens rien mais moi je la sens cette odeur qui colle à la peau qui rentre dans les pores qui reste.

    La route est vide à cette heure-ci, juste les phares de ma Clio sur le bitume mouillé. Novembre, il pleut tout le temps en novembre, la pluie sur le pare-brise les essuie-glaces qui grincent droite gauche droite gauche comme un métronome comme la cadence un rythme qui te rentre dans le crâne qui te lâche plus.

    Le parking de l’abattoir, déjà trois voitures. Ahmed est toujours le premier, toujours lui le premier au poste 1. Comment il fait pour revenir chaque matin ? On revient, il revient toujours parce qu’il faut bien payer le loyer, la bouffe, les conneries qu’on achète pour oublier qu’on paie le loyer et la bouffe.

    Les vestiaires ça pue le chlore et autre chose, cette odeur encore. Cette odeur partout. Ahmed est déjà en combinaison blanche, il me regarde pas. Il regarde jamais personne le matin, il prie je crois ou alors il parle tout seul. On est tous un peu fous ici faut être un peu fou pour tenir ou devenir fou c’est pareil finalement.

    La combinaison blanche transforme les hommes en fantômes. 

    On ne reconnaît personne à son visage. 

    On reconnaît les démarches.

    Tous des fantômes identiques.

    J’enfile la combinaison. Les bottes. Le casque. Tout le monde pareil, tous blancs tous pareils, des fantômes robots. Le chef distribue les postes aujourd’hui poste 7, encore, toujours le poste 7. Section des jarrets. Mon poste, mon coin, ma place dans la machine. Je connais le geste par cœur : le couteau — trois cents grammes d’acier aiguisé qui transformeront mon bras en plomb — chaque jour faut l’aiguiser sinon ça accroche et quand ça accroche c’est pire. Faut que ça glisse, faut que la lame entre comme dans du beurre. On dit ça comme dans du beurre, comme dans du boeuf.

    Le couteau.

    La main oublie qu’elle est une main. 

    Devient prolongement. 

    Devient outil.

    Six heures pile, la chaîne démarre. Ce bruit, ce putain de bruit qui te remplit la tête qui efface tout le reste… les pensées… les doutes… les questions. Surtout les questions. Faut surtout pas penser. La pensée ralentit. Ford le disait déjà. Ford savait : un ouvrier qui pense c’est un ouvrier qui coûte

    Je rêve de Ford debout dans les abattoirs de Chicago. 

    Il observe les carcasses suspendues glissant sur leurs rails.

    Chaque homme : un geste unique 

    Chaque geste : mille fois répété 

    Il sourit il a vu l’avenir il a vu que le vivant pouvait devenir pièce

    La première unité arrive — suspendue au crochet qui glisse sur le rail. Un bœuf toutes les minutes trente / quarante à l’heure / trois cent vingt pendant mon service / une tonne peut-être. Peut-être plus je sais plus le poids, j’ai arrêté de penser au poids, au volume, à la masse. Des unités, c’est tout on dit unité on dit jamais bœuf, on dit jamais l’animal, on dit unité comme à l’usine Michelin avant quand je vissais les amortisseurs on disait pièces, on disait unités. C’est pareil sauf que là c’était froid.

    Mes mains bougent toutes seules maintenant. Je pense même plus au geste : la lame se lève, trouve le point d’entrée entre l’os et le tendon, tranche, sectionne, le jarret tombe dans le bac en inox. Un bruit métallique et puis la suivante déjà qui arrive quatre-vingt-dix secondes entre chaque, une minute trente pour que le corps passe de Ahmed à moi, du vivant au mort, du chaud au froid.

    Le premier poste s’appelle « étourdissement ». Ahmed attend, pistolet à tige perforante à la main. Il vise le front. Une tige d’acier traverse le crâne, détruit le cerveau. La bête s’effondre.

    Il voit les yeux lui. Je vois pas les yeux moi, je vois que des morceaux déjà découpés déjà ouverts déjà vidés. Mais Ahmed il voit les yeux. Il m’a dit une fois qu’il demandait pardon chaque matin avant de commencer. Il demande pardon mais à qui à Dieu ? aux bêtes ? à lui-même ? Je sais pas moi je demande rien je fais juste le geste.

    Quarante à l’heure ça fait combien par jour ? Je calcule plus, j’ai arrêté de calculer, si tu calcules tu deviens fou. Si tu multiplies quarante fois huit heures fois cinq jours fois cinquante semaines ça fait des chiffres qui veulent rien dire, des nombres abstraits. Comme dans les rapports du directeur. Valorisation — optimisation — rentabilité, des mots qui cachent d’autres mots

    La chaîne assemble. La chaîne désassemble. 

    Même logique. Même foi dans l’efficacité.

    Des morceaux inertes qui deviennent mouvement.

    Du mouvement qui devient morceaux inertes.

    Je connais tous les morceaux : le jarret, la bavette, la hampe, l’onglet. Je connais leur valeur au kilo, leur destination : le jarret part en pot-au-feu, la bavette finit en steak haché, les abats partent en Asie. Rien ne se perd.

    Le directeur dit : « Nous valorisons l’intégralité de l’animal. C’est une question de respect. »

    C’est ce qu’il dit lors des réunions. Nous valorisons l’intégralité de l’animal c’est une question de respect. Respect, ce mot flotte dans l’air saturé de chlore perd son sens devient son propre contraire je sais plus ce que signifie ce mot.

    Des fois la chaîne se bloque. Panne électrique, court-circuit, quelque chose qui coince et là, dans ce silence, encore pire que le bruit : tu entends les bêtes derrière dans les couloirs d’attente. Tu les entends respirer, souffler, leurs sabots sur le béton et là tu peux plus faire semblant. Tu peux plus te mentir, tu sais ce qui se passe ici, tu sais vraiment. Mais la chaîne redémarre. Toujours. Au bout de quelques minutes,le bruit revient et tu peux recommencer à oublier.

    Le silence est immense, 

    le silence est insupportable, 

    dans le silence on entend ce qu’on avait oublié, 

    le vivant qui respire encore derrière les portes.

    Le consultant est venu la semaine dernière avec sa tablette, sa caméra, son costume. Il filmait les gestes, chronométrait, prenait des notes. On aurait dit qu’il cherchait où on pourrait encore gagner trois secondes. Il avait trente ans peut-être. Des chaussures propres. Une odeur de parfum cher qui flottait derrière lui. Il a tenu deux jours. Parti le troisième matin. Il a dit qu’il était malade mais Karim l’a vu vomir dans les toilettes des visiteurs. Vomir comme s’il voulait se vider de ce qu’il avait vu. Moi je vomis plus, je me suis habitué. Le corps s’habitue à tout. C’est ça le pire le corps s’habitue et après l’esprit suit ou alors c’est l’inverse je sais plus. 

    Ford écrivait : “Le travail répétitif – faire la même chose encore et encore, toujours de la même manière – est une perspective terrifiante pour certains esprits. Elle me terrifie.”

     Il écrivait aussi que l’ouvrier moyen voulait un travail où il n’avait pas à penser.

    Terrifiant pour lui. Parfait pour nous

    Le consultant avait la même certitude qu’il existait deux sortes d’esprits. En deux jours son corps a compris. Personne ne veut ça. Ford payait bien, cinq dollars par jour le double du salaire habituel, les hommes affluaient, acceptaient tout, devenaient rouages. Mes mains font le geste sans moi maintenant c’est comme si j’étais à côté de moi-même comme si je me regardais de l’extérieur un type en blanc avec un couteau qui découpe des morceaux encore et encore.

    A la pause de dix heures on boit du café dégueu­lasse à la machine. Personne parle vraiment. On fume, on regarde nos téléphones, on fait semblant d’être normal, d’être des gens normaux qui font un travail normal. Karim mate du porno sur son téléphone il s’en cache même pas il dit que ça le maintient en vie de voir des corps, vivants, des corps qui bougent qui jouissent qui sont pas suspendus à des crochets. 

    Marie elle sait pas vraiment ce que je fais. Elle sait que je travaille à l’abattoir mais elle sait pas vraiment. Elle imagine pas. Elle peut pas imaginer, personne peut imaginer faut voir faut sentir faut entendre pour comprendre et encore, comprendre c’est un grand mot on comprend rien on fait juste.

    Avant je travaillais chez Michelin. Enfin pas Michelin direct une boîte sous-traitante qui faisait des amortisseurs pour Michelin. Poste 12 vissage de la tige sur le cylindre quinze secondes par pièce quatre par minute, propre, froid, métallique. J’aimais bien en fait. J’aimais la répétition la simplicité du geste vis écrou vis écrou vis écrou et puis un jour un mail : la boîte ferme délocalisation Roumanie main d’œuvre moins chère. Actionnaires. Rendement. Optimisation… toujours les mêmes mots.

    Trois mois de chômage à tourner en rond dans l’appart à regarder des séries, à chercher du boulot sur Pôle Emploi et puis cette annonce opérateur de production agroalimentaire. Ils disent jamais abattoir, ils disent : agroalimentaire, transformation, découpe, comme si c’était la même chose que faire du yaourt ou de mettre du jambon sous vide.

    Jamais abattoir 

    Jamais tuer 

    Ils disent transformation, découpe, valorisation 

    Le premier jour j’ai cru que j’allais partir. Le premier jour Ahmed m’a montré les gestes, il m’a dit faut faire une bulle dans ta tête, faut te mettre ailleurs faut penser à autre chose ou penser à rien surtout penser à rien. La pensée c’est l’ennemi ici. J’ai demandé comment il faisait lui depuis vingt-six ans ? Il m’a regardé avec ses yeux fatigués il m’a dit je sais pas je fais c’est tout.

    Les questions ralentissent. 

    Les questions coûtent.

    Et puis Ahmed a craqué la semaine dernière il s’est assis par terre il a lâché son pistolet.

    Ahmed s’arrête un jour 

    Milieu de chaîne pose son outil 

    S’assoit par terre pleure 

    Vingt-six ans de gestes qui remontent d’un coup comme un barrage qui cède

    On a tous vu, on a fait semblant de rien voir, on l’a emmené aux vestiaires. Arrêt maladie, syndrome d’épuisement professionnel. Ils ont mis un jeune Marocain à sa place, vingt-quatre ans. Il sourit encore lui. Il ne sait pas ce qui va lui arriver, ce qui va se passer dans sa tête, dans ses mains, dans son corps. La chaîne ne s’arrête pas longtemps, la chaîne ne peut pas s’arrêter. Il apprendra comme on a tous appris.

    Treize heures la chaîne s’arrête, fin de service. Je retire la combinaison, les gants, les bottes, je me douche longuement l’eau chaude sur la peau pour enlever l’odeur qui part jamais vraiment. Je me frotte, je me savonne deux fois trois fois.

    Dans la voiture sur le chemin du retour je mets la radio. Fort, le plus fort possible. Pour couvrir le silence. Pour couvrir le bruit que j’ai encore dans la tête ce grondement permanent.

    Mon fils a huit ans. Il rentre de l’école, jette son cartable dans l’entrée, me rejoint sur le canapé. Il me demande ce que je fais comme travail. Tu fais quoi comme travail ? J’ai jamais vraiment répondu à cette question. Je dis je travaille dans l’agroalimentaire. C’est quoi ? Il sait même pas ce que ça veut dire, je cherche les mots 

    Je transforme des produits 

    Je transforme le vivant en mort

    Je transforme la mort en produit 

    Je transforme le produit en argent

    Je… je prépare la viande.

    Comme le boucher ?

    Oui. Un peu comme le boucher.

    Il sourit. Ça lui va comme réponse. Il passe à autre chose, me demande si je veux jouer à Mario Kart. Je dis oui mais je tiens à peine la manette. Mes mains tremblent un peu. Pas comme le boucher, non. Le boucher il voit les clients, il coupe proprement, il conseille, il parle. Moi je vois personne. Je coupe quarante fois par heure. Je parle pas.

    Mon fils rigole parce qu’il m’a doublé dans le dernier virage. Je rigole aussi, ou je fais semblant. Il repart dans sa chambre, insouciant.

    Marie a préparé des steaks hachés. Elle les fait cuire dans la poêle, l’odeur envahit la cuisine. Une odeur que je connais trop bien. Pas la même exactement mais proche. Trop proche. On se met à table. Mon fils découpe son steak en petits morceaux, trempe les bouts dans le ketchup. Je regarde l’assiette. Le steak, rouge au milieu, un peu de sang qui coule sur le bord. Je vois le jarret. Je vois le bac en inox. Je vois la lame qui tranche.

    Je demande à Marie : tu crois qu’on pourrait devenir végétariens ? Elle me regarde. Pourquoi ? Je réponds pas.

    Comment dire que la viande dans l’assiette arrive encore chaude dans ma tête comment dire que je la vois encore vivante comment dire ce qui n’a pas de mots ?

    Je croise Marie dans l’escalier. Elle rentre, je sors. Elle sort, je rentre. Nos vies qui se croisent à peine nos vies qui se frôlent. Elle me demande comment ça va ? Je dis ça va, comment s’est passée ta journée ? Normale. Ce mot aussi a perdu quelque chose elle me croit ou elle fait semblant de me croire c’est pareil on fait tous semblant tout le temps semblant d’être normal, semblant d’avoir une vie normale.

    Je m’allonge sur le canapé, je regarde le plafond. Les fissures dans le plâtre. Je compte les fissures pour pas penser, pour occuper mon cerveau, pour l’empêcher de retourner là-bas. Mais il y retourne toujours.

    Le soir je regarde des séries, des trucs débiles, des sitcoms américaines avec des rires en boîte de la vie normale de la vie où personne tue personne où tout le monde fait semblant d’être heureux.

    Marie rentre à vingt-une heures, elle est crevée, huit heures debout à scanner des codes-barres à sourire aux clients à dire bonjour au revoir bonne journée… Elle me demande si j’ai mangé je dis oui j’ai menti j’ai pas faim je mange de moins en moins

    J’ai perdu sept kilos depuis que j’ai commencé. Je pèse maintenant soixante-treize kilos, j’en pesais quatre-vingts il y a dix-huit mois. Elle dit que je devrais voir un docteur. Je dis oui je mens. Je mens tout le temps maintenant mentir c’est devenu facile comme le geste du couteau.

    Des fois je me dis je vais partir, je vais chercher autre chose. Je relis parfois les offres d’emploi : Opérateur de production – technicien de transformation – agent de découpe. Jamais le mot abattoir jamais le mot tuer et puis je fais rien. Parce qu’il y a rien d’autre. Le chômage, les factures, la peur et puis l’habitude. Cette putain d’habitude qui te tient qui te garde qui fait que tu reviens chaque matin à cinq heures trente comme un zombie comme un mort-vivant.

    La nuit je dors pas vraiment, je ferme les yeux, je vois la chaîne qui continue sans moi. La chaîne qui continuait avant moi la chaîne qui continuera après moi la chaîne éternelle. Je ferme les yeux. Je vois Ford à Chicago je vois Ahmed qui pleure je vois le consultant qui mesure filme chronomètre… tout se mélange dans ma tête la nuit le jour Chicago 1913, 2025 c’est pareil c’est toujours pareil.

    Combien de jarrets coupés ? combien de gestes répétés ? Combien de fois la lame dans la chair ? Je compte dans mon sommeil qui est pas du sommeil.

    Dans mes rêves Ford et Swift se donnent la main, sourient l’un assemble, l’autre désassemble, les voitures roulent, les abattoirs tournent. Entre les deux quelque chose s’est perdu l’idée que le vivant n’est pas une pièce détachée

    Demain je retournerai poste 7, section des jarrets le couteau. Trois cents grammes. La lame aiguisée le geste précis, quarante à l’heure, quatre-vingt-dix secondes entre chaque et je ferai semblant encore que c’est normal que c’est juste un travail que c’est comme visser des boulons comme coller des étiquettes comme scanner des codes-barres…

    Mais c’est pas pareil

    c’est jamais pareil

    et on le sait tous

    on fait juste semblant de pas savoir

    cinq heures trente, le réveil sonnera demain à la même heure

  • Le vent sait

    Le vent sait les secrets des branches,
    les soupirs d’ombre sous les toits,
    le tremblement d’une main qui flanche
    quand le jour s’efface sous un poids.

    Il glisse, léger, sur la joue lasse,
    chante aux vitres un air ancien,
    soulève la poussière, efface
    les pas perdus sur les chemins.

    Mais il porte aussi l’espérance,
    une odeur d’herbe après la pluie,
    une caresse, une danse,
    le murmure doux de l’infini.

  • Ballade dans les combrailles

    (c)rienadire.fr

    L’éclat du silence

    Dans l'eau immobile,
    un poisson doré glisse,
    sans pourquoi.
    Les ombres l'entourent,
    calmes comme la nuit,
    là sans raison.
    La lumière touche
    puis s'efface.
    Tout est là.

    Petite ballade ambiance Zen dans les Combrailles ce weekend. Dormir en cabane, prendre son temps, se reposer. Ça fait du bien quand même.

  • le Fediverse : une nouvelle perspective sur l’internet

    Si vous n’êtes pas familier avec le Fediverse, je recommande vivement de regarder cette vidéo d’Arte, qui offre un excellent point de départ. Pour moi, cela a été un révélateur. J’avais déjà entendu parler de plateformes comme Mastodon, PeerTube et Mobilizon, mais ce n’est qu’en les étudiant plus en détail que j’ai réalisé la complexité et la richesse de cet écosystème.

    Qu’est-ce que le Fediverse ?

    Le Fediverse, combinaison des termes « fédération » et « univers », désigne un réseau de plateformes sociales décentralisées, interconnectées par des protocoles ouverts tels que ActivityPub (un protocole qui facilite la communication entre différentes plateformes et permet le partage de contenu). Imaginez-le comme une constellation où chaque étoile représente un serveur indépendant, appelé « instance », tout en étant capable d’interagir avec les autres. Cela signifie que vous pouvez utiliser Mastodon et suivre des comptes sur PeerTube sans changer de plateforme.

    Pour approfondir, consultez l’article Wikipédia sur le Fediverse ou visitez fediverse.party pour explorer les diverses plateformes existantes.

    Redécouvrir la Liberté Numérique

    Ce qui distingue le Fediverse, c’est sa capacité à redonner le contrôle aux utilisateurs. Contrairement aux grandes entreprises technologiques qui collectent et exploitent vos données, le Fediverse permet une véritable autonomie. Chaque utilisateur choisit une instance qui correspond à ses valeurs et à ses centres d’intérêt, et chaque instance fonctionne selon ses propres règles et modes de gestion.

    Cette structure favorise une plus grande diversité d’opinions et une liberté d’expression qui s’affranchit de la censure et de la surveillance omnipresente sur les réseaux sociaux centralisés. Le Fediverse devient ainsi un espace où les utilisateurs peuvent évoluer sans être manipulés par des algorithmes motivés par le profit.

    Les Défis de l’Adoption

    Adopter le Fediverse n’est pas sans difficultés. Voici quelques défis de base :

    • Complexité technique : Le choix d’une instance et la compréhension des différences entre plateformes telles que Mastodon, Friendica ou Mobilizon peuvent s’avérer déroutants pour un nouvel utilisateur. La prise en main n’est pas aussi intuitive que sur les réseaux centralisés.
    • Fragmentation des communautés : Les petites instances offrent des environnements plus intimes, mais cela peut limiter la portée des interactions.
    • Recherche de contenu : Sans algorithmes puissants pour vous orienter, il faut s’habituer à chercher activement du contenu pertinent. Bien que cela demande plus d’efforts, cela peut aussi être enrichissant.

    Les Fondements Philosophiques et Sociologiques

    Le Fediverse repose sur des principes clés :

    • Décentralisation : Cette structure distribue le pouvoir et prévient la concentration des autorités technologiques. Elle s’inspire de philosophies qui valorisent la liberté individuelle et la responsabilisation des utilisateurs.
    • Autonomie communautaire : Chaque instance fonctionne comme une petite entité sociale, avec ses propres règles, reflétant la diversité des personnes qui la composent.
    • Interopérabilité : L’adoption de protocoles ouverts stimule la collaboration et l’innovation, contrastant avec les systèmes fermés et centralisés.

    Ces principes redéfinissent la manière dont nous envisageons l’internet. Le Fediverse n’est pas seulement un outil technologique, c’est un cadre qui réinterprète la notion de communauté et de participation en ligne, en mettant en avant la diversité et la liberté d’expression.

    En explorant le Fediverse, j’ai redécouvert ce que signifie faire partie d’une communauté en ligne sans être influencé par des algorithmes dictés par des intérêts financiers. C’est un espace qui favorise la réflexion et le retour à l’essentiel. Si vous souhaitez tenter l’expérience, sachez que la liberté numérique demande un apprentissage et une adaptation, mais l’effort en vaut la peine.

  • Le goût des petites choses

    C’est le goût des petites choses qui nous garde en vie,
    le froissement d’une feuille rousse sous le pas,
    la buée chaude contre la vitre froide,
    et le soleil, timide comme un vieil ami,
    qui vient lisser les murs de la ville.
    Dans les rues humides de l’automne,
    on cherche des trésors minuscules,
    un éclat d’orange tombé d’un arbre,
    un chat endormi sous l’éclaircie d’un banc,
    et l’air, chargé de rêves d’arbres dénudés,
    comme une promesse de lenteur,
    comme une main tendue pour demain.

  • 7 juin 1885

    Nous avons passé la nuit sur le plateau après avoir déchargé les ballons. Un camp de base sera déployé à proximité des ballons et nous partirons en petits groupes pour explorer l’île. Ce matin, le ciel est couvert. Il ne pleut pas encore, même si les embruns pourraient laisser penser le contraire.

    Nous sommes trois dans mon groupe : Pauline, notre pisteuse ; Benson, le naturaliste ; et moi, en charge d’enregistrer nos découvertes. Je dois dire que j’ai aussi endossé le rôle d’intendant et de porteur. J’espère que nous ne ferons pas trop de découvertes en route (ou en tout cas des découvertes légères).

    Alisan nous a envoyés explorer la forêt de feuillus qui se trouve au sud-est du plateau. La descente n’a pas été de tout repos. Après quelques heures de marche, nous sommes parvenus à l’orée de la forêt. Nous pensions l’île inhabitée, mais nous nous sommes engagés dans ce qui semblait être un sentier forestier. Peut-être une piste animale ? Notre hypothèse a été rapidement battue en brèche car après quelques dizaines de minutes de marche, nous sommes tombés sur ce qui semble être des cultures dans la forêt.

    Je ne pense pas qu’aucun animal ne soit capable de produire de telles structures. Je n’avais jamais rien vu de tel : des monticules de terre, comme des petites collines, ont été constitués autour des arbres. De nombreuses plantes et tubercules semblent pousser en palier sur ces monticules, savamment aménagés pour offrir à chacune la place dont elle a besoin. Des zones ont été éclaircies dans la frondaison des arbres pour permettre à la lumière de pénétrer les sous-bois. Ces zones sont environnées de buissons contenant des baies d’un rouge opalescent, semblant pousser spontanément dans cet environnement protégé. J’ai demandé à Benson ce qu’il en pensait, mais il n’ose pas avouer qu’il n’en sait pas plus que moi. Il a récolté quelques fruits pour les analyser de manière plus détaillée.

    Pauline n’est pas rassurée de voir ces traces de civilisation. Elle tient absolument à ce que l’on s’enfonce plus profondément dans la forêt sauvage pour passer la nuit. En tout cas, l’impression que cela m’a donnée, c’est que des gens qui prennent aussi bien soin de leur terre ne sont probablement pas tout à fait sauvages.